"L’espionnage entre amis" menace Angela Merkel

Les révélations sur la coopération entre le BND, les services de renseignements allemands, et la NSA américaine placent la chancelière Angela Merkel dans une position délicate. Soit elle-même et ses collaborateurs n’étaient pas au courant, et ils ont failli à leur mission de contrôle, soit ils ont fermé les yeux sur des pratiques d’espionnage qui visaient aussi bien des sociétés industrielles que des responsables politiques étrangers, y compris français. Selon un sondage rendu public , le mercredi 20 mai, par le magazine "Stern" et RTL, 37% des Allemands interrogés pensent qu’Angela Merkel n’a pas dit ce qu’elle savait.

Le nouveau siège du BND à Berlin
Gregor Klar via Wikimedia Commons

Angela Merkel a un problème. Qui pourrait devenir pour elle un grand problème, un très grand problème même. Quand, l’été 2013, les révélations d’Edward Snowden sur les activités de la NSA (National Security Agency) — l’agence d’écoutes des services de renseignements américains — ont montré que le téléphone mobile de la chancelière avait été surveillé par les Américains, Angela Merkel avait été très claire : « S’espionner entre amis, ça ne va pas du tout. » Maintenant, elle devrait le reconnaître : ça va très bien, et les services de renseignements allemands, le BND (Bundesnachrichtendienst), y contribuent.
Pire encore : la presse allemande a révélé des informations selon lesquelles le BND aurait été sollicité par la NSA pour participer à de l’espionnage économique (et non pas seulement antiterroriste) contre l’EADS (aujourd’hui : Airbus Group) et contre des hauts responsables politiques européens, y compris français. Le BND n’aurait pas donné suite à la plupart de ces demandes, mais il n’en aurait pas averti la chancellerie, son autorité de tutelle.

« No spy » et élections

Et quelques jours plus tard, la publication dans la presse d’un échange de courriels entre la chancellerie et la Maison blanche a encore ajouté aux problèmes d’Angela Merkel. En 2013, trois mois avant les élections au Bundestag, le ministre de la chancellerie avait déclaré close l’affaire des écoutes du téléphone de la chancelière, car les Américains auraient offert de conclure un accord “no spy” avec l’Allemagne. Or, à la lecture des messages, on comprend très vite qu’il s’agissait plutôt de wishful thinking – voire d’une véritable désinformation pour les besoins de la campagne électorale.

La chancelière se trouve désormais confrontée à trois reproches. Le chef de la chancellerie (secrétaire général du gouvernement) et son porte-parole auraient menti en déclarant publiquement en 2013 qu’un accord “no spy” avait été proposé par les Etats-Unis et qu’il « serait conclu ».
D’autre part, ministre de l’intérieur, Thomas de Maizière, aurait menti au parlement au mois d’avril quand il assurait que le gouvernement n’était pas au courant d’une participation du BND à l’espionnage économique, alors que les informations sur les demandes de la NSA concernant les services attendus du BND pour la surveillance d’EADS étaient connues à la Commission d’enquête du Bundestag sur l’affaire NSA déjà un mois auparavant, et donc forcément connues du gouvernement.
Enfin, le gouvernement d’Angela Merkel n’aurait pas assumé sa responsabilité qui était de faire respecter, par les Américains, la loi allemande sur sol allemand.
Le vice-chancelier, Sigmar Gabriel, président du Parti social-démocrate, demande que la chancelière ne cède pas devant la Maison Blanche au cas où celle-ci s’opposerait à ce que la Commission d’enquête parlementaire ait accès aux listes des « sélecteurs » de la NSA, identifiant les adresses faisant l’objet des demandes d’espionnage demandé au BND par la NSA. Pour le moment, la chancellerie refuse encore de transmettre ces listes aux députés chargés par le Bundestag d’enquêter sur l’affaire NSA/BND, à cause d’une obligation de consultation préalable, convenue avec les Etats-Unis en 1968, dit-on. Mais, franchement, dit Sigmar Gabriel, qui peut croire que le Congrès américain accepterait que l’administration refuse de lui donner des informations requises parce qu’un gouvernement étranger s’y opposerait ?

Trois enjeux majeurs

Pour l’instant, la seule réponse de la chancelière à ces critiques très graves laisse à désirer : en répondant aux questions des députés et de la presse, chacun, au gouvernement, aurait fait de son mieux, dit-elle en substance. Angela Merkel aura de plus en plus du mal à convaincre le public qu’elle cherche activement et sincèrement à clarifier la situation. C’est donc sa crédibilité personnelle qui est en jeu, alors que celle-ci est en général son atout politique le plus précieux.

Mais au-delà de cette question de crédibilité politique de la chancelière et de son gouvernement qui, déjà, commence à poser un problème pour la survie de la coalition, trois enjeux politiques majeurs se présentent :

D’abord, le comportement de la NSA et des services de renseignements américains manifeste l’ambition de la grande puissance mondiale : vouloir savoir tout, de tous, partout, peu importent les législations et les droits des citoyens dans les pays concernés, même alliés ou amis. Il est vrai que les services américains disposent de capacités bien supérieures à celles de tous les autres. Dans la lutte globale contre le terrorisme international, tous les Etats alliés des Etats-Unis dépendent de la coopération avec eux bien plus que les Américains ne dépendent d’un soutien de leurs alliés.
C’est la raison pour laquelle les services et le gouvernement allemands veulent tout faire pour ne pas compromettre la coopération avec leurs homologues américains. Cela justifie-t-il pour autant de tout accepter, l’extension de l’espionnage au domaine économique, où les Allemands, et les Européens sont en somme en compétition avec les Américains, la violation des lois, voire de la Constitution allemande elle-même ?
La question est posée. Et avec elle, la qualité des relations germano-américaines est en jeu. Ajoutons cette question à celle concernant les négociations TTIP sur une zone de libre-échange entre les Etats-Unis et l’Union européenne qui risquent d’être affectées par une remise en cause générale et fondamentale des relations transatlantiques. L’enjeu n’est pas mince.
Ensuite, ce n’est pas seulement l’activité de la NSA qui est en jeu. Bien plus discrètement, le GCHQ britannique (Government Communications Headquarter) est profondément impliqué dans les activités de la NSA et des "Five Eyes", les services de renseignements des pays anglophones, qui avaient unis leurs efforts pendant la Deuxième guerre mondiale et qui ont continué après.

Et la France ?

Toutefois la Grande-Bretagne n’a pas seulement des obligations vis-à-vis des « Five Eyes ». Elle est aussi membre de l’UE, et cette participation devrait impliquer quelque retenue. En Allemagne, on se pose aussi des questions sur les activités dans le domaine économique des services de renseignement français. De fait, l’argument « tout le monde fait ça », pèse dans le débat public.
N’y a-t-il pas un besoin urgent de s’attaquer d’une manière plus cohérente et plus politique à la coopération et aux comportements des services de renseignements européens entre eux ? Veut-on accepter tout simplement que les services britanniques s’alignent sur les amis américains, y compris contre les intérêts européens ? Veut-on accepter que les services nationaux s’organisent pour pratiquer de l’espionnage économique chez le voisin, surtout quand il existe une coopération industrielle européenne, comme dans le cas d’Airbus ? Peut-on renforcer une coopération des services au niveau européen et comment ?
Ce sera un grand dossier extrêmement sensible, mais qui faute d’être traité vu l’état insuffisant d’intégration économique et politique de l’UE, risque de miner la confiance entre les pays membres.
Finalement, l’organisation des services de renseignements et leur contrôle politique et démocratique en Allemagne sont en jeu. La chancellerie, qui gère la coordination des services de renseignements, a montré ses faiblesses et ses failles. Elle a même dû constater publiquement que le BND — service dont elle est l’autorité de tutelle —, ne fonctionne pas bien. Le contrôle par le Parlement n’a pas été à la hauteur non plus. La Commission d’enquête du Bundestag qui a été chargée d’élucider les affaires NSA et GCHQ en Allemagne est en train de devenir une Commission d’enquête sur les activités du BND. Elle a encore deux ans devant elle, si besoin est.
Le débat va donc continuer, ce qui ne peut pas arranger Angela Merkel. A moins qu’elle prenne l’initiative d’accélérer d’elle-même la clarification et qu’elle s’engage à résoudre le problème - avec ou contre les Américains - avant que l’affaire ne finisse par détruire sa coalition et son gouvernement.