Au fil de la Guerre Froide, l’atlantisme du pouvoir turc était bien concurrencé par diverses forces marxistes, mais sans réelle audience dans les profondeurs de la société turque. L’islam politique incarné par Necmettin Erbakan était contenu par l’armée et le pantouranisme d’Enver Pacha relevait des marges politiques (les « Loups gris »). Après la Guerre froide, la Turquie fait figure de rempart contre l’islamisme, notamment dans sa version irano-chiite. L’hypothèse d’une intégration à l’Union européenne occulte partiellement les métamorphoses des représentations géopolitiques globales qui englobent les choix diplomatiques et stratégiques. C’est une sorte d’eurasisme qui se constitue en alternative à l’euro-atlantisme, en rivalité puis en alliance avec la Russie ; sans grand succès dans chacun des cas de figure.
Les habits neufs du pantouranisme
Précurseurs de l’eurasisme russe, au XIXe siècle, les « doctrinaires orientaux » s’affirmaient comme les partisans d’une alliance entre la Russie impériale et les Ottomans, plus largement entre l’Orthodoxie et l’Islam, alliance dirigée contre la modernité occidentale. Si les événements en ont décidé autrement au cours du XXe siècle, le néo-eurasisme russe de l’après-Guerre Froide semble avoir une certaine influence sur divers cercles politico-militaires turcs, et ce depuis les années 2010. Au vrai, l’eurasisme turc « première manière », au sortir de la Guerre Froide, est d’abord un nouvel habillage du vieux pantouranisme, la dislocation de l’URSS donnant un regain de force au rêve d’Enver Pacha, celui d’un vaste ensemble géopolitique turcique, de l’Adriatique à la Muraille de Chine.
Malgré la première guerre d’Irak (i.e. la guerre du Golfe), en 1991, et le « partenariat renforcé » mis en place par George H. Bush, président des Etats-Unis, et par Turgut Özal, son homologue turc, la disparition de la menace soviétique met en péril la rente de situation stratégique dont la Turquie bénéficiait au cours de la Guerre Froide. Les liens politico-stratégiques entre les Etats-Unis et la Turquie sont alors redéfinis dans la perspective de gains communs au Moyen-Orient, dans le Caucase et en Asie centrale, afin d’exploiter les opportunités ouvertes par la nouvelle donne géopolitique, de stabiliser la zone et de promouvoir le « modèle turc », en opposition au modèle islamique iranien. Dans la direction de la Caspienne, la coopération hégémonique a une forte dimension pétrogazière avec l’ouverture programmée de corridors énergétiques à travers le Sud-Caucase qui contournent par le sud le territoire et les infrastructures russes (voir les futurs BTC et BTE puis le « corridor sud »). De tels projets donnent une importance accrue à la Turquie comme « passerelle eurasienne » entre le Bassin de la Caspienne et l’Europe. L’« eurasisme » de Turgut Özal et l’intérêt plus général de la diplomatie turque pour l’aire post-soviétique ne produisent certes pas tous les effets attendus, la Russie conservant de fortes positions en Asie centrale, mais les percées sont réelles en matière de diplomatie, d’énergie et de commerce. Pour coordonner ces efforts, Ankara met sur pied un organisme de coopération, la TIKA (Agence de développement et de coopération turcophone). Simultanément, la présentation de la Turquie comme « pont » entre l’Orient et l’Occident est destinée à valoriser l’idée d’une adhésion à l’Union européenne, un projet lancé par le même Turgut Özal (la Turquie bénéficie depuis 1963 d’un statut d’Etat associé à la Communauté économique européenne). Toutefois, ces ambitions se heurtent au retour de la Russie dans ce qu’elle considère être son « étranger proche », la guerre menée contre la Géorgie marquant un tournant. Aussi et surtout, la Turquie, malgré quelques succès commerciaux, éprouve les limites de sa puissance.
Les convergences entre Ankara et Moscou
Depuis les années 2000, les développements de la situation politique en Turquie, la détérioration des relations avec les Etats-Unis - la deuxième guerre d’Irak (2003-2011) avive les revendications kurdes dans l’ensemble de la région -, puis les tribulations de la candidature à l’Union européenne expliquent le changement de nature de l’eurasisme professé en Turquie et l’intérêt de certains milieux pour les thèses d’Alexandre Douguine, intérêt surprenant au regard de l’inimitié historique et des nombreuses guerres entre Russes et Turco-Ottomans, et du rôle de flanc-garde tenu par la Turquie sur la frontière sud de l’URSS, pendant la Guerre Froide. Outre le fait que la République turque entretient de longue date une relation ambivalente à l’Occident, l’accès au pouvoir de l’AKP (Parti de la Justice et du Développement), en 2002, et l’instrumentalisation du processus de négociation avec l’Union européenne, afin de refouler l’armée dans les casernes, suscite l’hostilité renforcée de milieux politico-militaires kémalistes à l’encontre de l’Occident. Aux yeux d’Ali Külebi, ancien directeur du Centre de recherche stratégique pour la sécurité nationale, la Russie fait figure de contrepoids et d’allié contre l’influence multiforme de l’Occident dans l’environnement géopolitique de la Turquie. Au-delà, la diplomatie turque devrait se rapprocher des régimes autoritaires-patrimoniaux d’Asie centrale et de la Chine populaire, malgré la question ouïghoure, avec en vue l’adhésion à l’Organisation de coopération de Shanghaï (Ankara bénéficie du statut de « partenaire de dialogue » avec l’OCS). Sur la scène politique turque, Dogu Perincek et le Vatan Partisi (le Parti de la Nation), qui ne dépasse pas les 2 % des suffrages électoraux, semble exercer une réelle influence dans les milieux politico-militaires. Ce sont d’ailleurs des officiers un temps victimes des procès Ergenekon et Balyoz (2007-2008) qui, une fois libérés, auraient pris langue avec Alexandre Douguine et Constantin Malofeev, afin de travailler à une réconciliation turco-russe, préalable à la constitution d’un axe Moscou-Ankara. Cette rencontre serait intervenue entre la crise turco-russe de novembre 2015 (la chasse turque abat alors un bombardier russe) et la tentative d’un coup de force contre Recep T. Erdogan, dans la nuit du 15 au 16 juillet 2016. Vladimir Poutine fait immédiatement part de son soutien au président turc. Les deux hommes se rencontrent le mois suivant et un partenariat turco-russe prend forme, en Syrie et sur un plan plus large (énergie et achats d’armes).
Des divergences fondamentales
La version turque de l’eurasisme ne constitue pas une doctrine rigoureuse et son influence ne saurait être exagérée. La part des circonstances et l’opportunisme de Recep T. Erdogan tiennent un rôle bien plus important que la vitalité intellectuelle et le dynamisme des réseaux eurasistes. En vérité, les héritiers d’Attila Ilhan (1925-2005), un kémaliste de gauche qui animait ce courant d’idées, n’ont pas produit une grande synthèse capable d’inspirer une représentation géopolitique d’ensemble qui donnerait force, substance et continuité à une politique eurasiste. Sur le plan intérieur, la rupture entre Recep T. Erdogan et la confrérie de Fethullah Gülen d’une part (2013), l’alliance avec les nationalistes du MHP et l’appui d’une gauche « anti-impérialiste » de l’autre, sont autrement décisifs : l’eurasisme est une « formule » qui conjugue des composantes islamistes, nationalistes et hostiles à l’Occident. Sur le plan extérieur, la déroute de la politique turque en Syrie et la montée en puissance des Kurdes syriens, bientôt appuyés par les Etats-Unis et leurs alliés pour lutter contre l’« Etat islamique », sont d’autres facteurs qui contribuent à la vogue des thèses eurasistes. De fait, le PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan) maintient son contrôle sur les Kurdes syriens ce qui, au moment où les combats reprennent dans le Sud-Est anatolien, suscite une grande inquiétude à Ankara. Pour le pouvoir turc et les cercles eurasistes qui l’influencent, l’Occident et sa politique pro-kurde apparaissent plus dangereux que la Russie. A la croisée du pantouranisme des nationalistes turcs, du néo-ottomanisme d’Ahmet Davutoglu et de l’islamo-nationalisme de Recep T. Erdogan, l’eurasisme constituerait-il la nouvelle « grande idée » de la politique étrangère turque ? Le renforcement des relations turco-russes, les convergences tactiques sur le théâtre syrien, la relance du projet de Turkish Stream et l’achat de systèmes de défense anti-aérienne (S-400 russes) semblent aller dans ce sens. Toutefois, les positions de long terme en Syrie sont incompatibles, ce qui fragilise les compromis signés dans le cadre des processus d’Astana et du dialogue de Sotchi. Encore faut-il admettre que l’équilibrisme de chacune des parties, la russe et la turque, aura assez longtemps déjoué les pronostics des observateurs privilégiant les données fondamentales de la situation géopolitique.
Fin de partie ?
Depuis ces derniers mois, le soutien militaire apporté par Moscou à Bachar Al-Assad, parti à la reconquête de la province d’Idlib, ce quasi-protectorat turc situé dans le Nord-Ouest syrien, fragilisait le partenariat turco-russe. Début 2020, d’aucuns redoutent même une guerre turco-russe. De fait, les armées turque et syrienne s’affrontent sur terre et dans le ciel, et si Ankara prend soin d’incriminer les seuls bombardements de l’aviation syrienne, nul n’est dupe. La totalité des opérations aériennes est menée depuis la base russe de Hmeimin, le sigle inscrit sur les Sukhoï russes et syriens important peu au final. L’eurasisme « nouvelle manière » pourrait donc se révéler n’avoir été qu’un moment illusoire de l’histoire politique turque, avec en perspective une possible guerre russo-turque.
Certains commentaires valorisent le génial stratège que serait Vladimir Poutine. Il se pourrait que ce dernier soit surpris par le degré de résolution de son homologue turc, trop vite campé en satrape aveuglé par l’ambition personnelle. L’engagement militaire turc dans le Nord syrien est conséquent et, sans l’appui de l’armée russe, les troupes de Bachar Al-Assad risqueraient un revers. Aussi les pressions et intimidations de Vladimir Poutine pourraient-elles ne pas suffire. D’un point de vue occidental, faut-il soutenir Recep T. Erdogan, prêt à l’escalade afin d’obtenir le retour au statu quo. Oui, mais … jusqu’à un certain point. Et le « moment eurasiste » aura montré que la Turquie ne sera plus un Etat aligné sur l’Occident. Au vrai, l’a-t-elle été ? Dans la région, il faudra disposer d’autres options stratégiques.