La Géorgie et la Moldavie entre Bruxelles et Moscou

Comme la plupart des Etats de l’ancien empire soviétique, la Géorgie et la Moldavie sont partagées entre l’attrait de l’Europe et les pressions de la Russie. Une partie de leur électorat tourne ses regards vers Moscou, l’autre privilégie l’association avec l’Union européenne. Réunis à Paris le 15 décembre par le CERI, trois experts – Florent Parmentier, Thorniké Gordadzé, Nicu Popescu – ont tiré les leçons des dernières élections dans ces deux pays. Le débat était animé par la politologue Anne de Tinguy, chercheuse à Sciences Po.

Drapeaux russe et européen
VLADIMIR SERGEEV / RIA NOVOSTI / AFP

La Géorgie et la Moldavie ont en commun d’être d’anciennes républiques soviétiques, dont la population est à peu près équivalente (4,5 millions d’habitants pour la première, 3,5 millions pour la seconde) et dont les relations avec leur ex-tuteur, la Russie, sont compliquées par la persistance de conflits gelés (en Abkhazie et Ossétie du Sud dans un cas, en Transnistrie dans l’autre). Elles se ressemblent également par leur système politique, qui respecte les règles de la démocratie, et par la bataille qui oppose dans les deux pays, d’une élection à l’autre, les pro-européens aux pro-russes.

Les dernières élections législatives en Géorgie (les 8 et 30 octobre) et la récente élection présidentielle en Moldavie (les 30 octobre et 17 novembre) étaient l’occasion de faire le point sur l’évolution de ces deux Etats. Le CERI (Centre de recherches internationales de Sciences Po) avait réuni à Paris le 15 décembre trois experts pour en débattre : Florent Parmentier (Sciences Po), Thorniké Gordadzé (Sciences Po) et Nicu Popescu (Institut d’études de sécurité européenne).

Victoire des pro-russes à Chisinau...

En Moldavie, c’est le chef de file du Parti des socialistes moldaves, Igor Dodon, ouvertement pro-russe, qui l’a emporté, au second tour de scrutin, avec 52,11% des voix contre 47,89% à la présidente du Parti Action et Solidarité, la pro-européenne Maia Sandu, ancienne ministre de l’éducation passée par la Banque mondiale. Le nouvel élu a promis d’organiser un référendum sur « l’orientation géopolitique » du pays, au risque de remettre en cause l’accord d’association conclu avec l’Union européenne.
Cet admirateur de Vladimir Poutine veut renforcer les liens de la Moldavie avec la Russie, ne serait-ce que pour des raisons économiques. Il a tiré profit du discrédit des partis pro-européens au pouvoir, soupçonnés de corruption et de malversation, surtout depuis le scandale bancaire de 2015, qui s’est traduit par la disparition d’un milliard d’euros. L’oligarque Vlad Plahotniuc, considéré comme l’homme fort du pays, avait appelé à voter contre Igor Dodon, qu’il a dénoncé comme « une menace » pour la Moldavie, mais, selon Florent Parmentier, « le fait d’être pro-européen n’était plus un argument suffisant pour l’emporter ». Il est vrai que l’oligarque n’a soutenu que mollement Maia Sandu au second tour.

…et des pro-Européens à Tbilissi

En Géorgie, en revanche, le parti pro-européen d’un autre oligarque, le richissime Bidzina Ivanichvili, a largement gagné les élections législatives. Rêve géorgien, qu’il a fondé en 2011, a obtenu, au scrutin proportionnel, 48,68% des suffrages, devançant le Mouvement national uni, le parti de l’ancien président Mikheil Saakachvili, qui a recueilli 27,11% des voix, et l’Alliance des patriotes de Géorgie, pro-russe, qui a dépassé de justesse la barre des 5% (5,01%). La formation de Bidzina Ivanichvili, victorieuse aux élections législatives de 2012 et à l’élection présidentielle de 2013, détient tous les leviers du pouvoir, comme le souligne Thorniké Gordadzé. Elle continue d’agir pour le rapprochement de la Géorgie avec l’Union européenne à laquelle elle est liée, comme la Moldavie, par un accord d’association.
En votant massivement pour le parti de Bidzina Ivanichvili, au détriment du Mouvement national uni, les électeurs ont confirmé leur volonté de rompre avec l’époque de Mikheil Saakachvili, marquée notamment par la guerre de 2008 avec la Russie, qui a conduit à la proclamation d’indépendance des deux provinces sécessionnistes d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud. Le principal argument de la campagne, explique Thorniké Gordadzé, a consisté à dire : « Attention, si Saakachvili revient, on aura un conflit avec la Russie. Depuis quatre ans - c’est-à-dire depuis la victoire de Bidzina Ivanichvili aux élections législatives de 2012 - on n’a pas eu de guerre avec la Russie ».

Moscou en embuscade

Les Européens doivent-ils donc s’inquiéter du succès d’Igor Dodon en Moldavie et se réjouir de celui de Bidzina Ivanichvili en Géorgie ? Ce n’est pas si simple. En Moldavie, personne ne s’attend à un tournant brusque du régime vers Moscou. D’abord parce que le président, selon la Constitution moldave, ne dispose que de pouvoirs limités et que le gouvernement reste entre les mains des pro-européens. Ensuite parce qu’Igor Dodon, à en croire Nicu Popescu, est plus un « pragmatique », voire un « cynique », qu’un idéologue et que les réalités économiques, en particulier la structure du commerce extérieur de la Moldavie, tourné vers l’Europe plus que vers la Russie, le dissuaderont d’aller jusqu’à la rupture. Enfin il n’est pas certain que Moscou, qui finance déjà la Transnistrie, veuille s’impliquer davantage en Moldavie.
A l’inverse, affirme Thorniké Gordadzé, si Rêve géorgien n’est pas un parti pro-russe, la Russie peut néanmoins être « assez satisfaite » du résultat des élections. Le parti de Bidzina Ivanichvili a probablement récupéré une partie des voix pro-russes qui se sont détournées, en fin de campagne, de l’Alliance des patriotes de Géorgie, dont le score (5,01%) est très inférieur aux chiffres donnés par les sondages au début de la campagne. Surtout, les Russes ne sont pas pressés. Ils n’escomptaient pas, huit ans après la guerre de 2008, un revirement de l’opinion publique en leur faveur. Mais, toujours selon Thorniké Gordadzé, ils investissent peu à peu la société russe, à travers les Eglises, les médias, les associations et diverses formes de « soft power ». Ils pratiquent un « entrisme » qui peut produire ses fruits dans quelques années.
En Moldavie comme en Géorgie, les pro-russes préparent tranquillement les prochaines échéances électorales. Ils constatent que le discours commence à changer à leur égard alors même que l’Union européenne offre, comme le dit Florent Parmentier, une « image dégradée ». Quant aux conflits gelés, ils restent « bétonnés », selon Thorniké Gorgadzé, laissant entre les mains des Russes un moyen de pression sur les deux pays.