La dérive autoritaire de la Turquie

Des peines de prison à perpétuité viennent d’être requises à Istanbul contre seize représentants de la société civile turque, parmi lesquelles l’homme d’affaires Osman Kavala, pour leur participation aux manifestations de 2013 contre le gouvernement Erdogan, provoquées par un projet de transformation du parc Gezi. La répression de ce mouvement a marqué une étape décisive dans la dérive autoritaire du pouvoir turc, avant que le coup d’Etat manqué de 2016 n’accentue encore sa tendance répressive. La journaliste Ariane Bonzon raconte dans son dernier livre les vingt dernières années de l’histoire du pays.

En novembre 2002, les islamo-conservateurs du Parti de la justice et du développement (AKP) gagnent les élections législatives en Turquie. Recep Tayyip Erdogan devient premier ministre. C’est la première fois dans l’histoire du pays qu’un gouvernement issu de la mouvance islamiste accède au pouvoir en s’appuyant sur une majorité parlementaire. Auparavant c’était l’establishment militaro-kémaliste qui avait la mainmise sur l’appareil d’Etat. Pour l’emporter, Recep Tayyip Erdogan a conclu un accord avec l’imam Fethullah Gülen, qui met à sa disposition son réseau de fidèles au sein de la bureaucratie turque.

Ainsi commence l’irrésistible ascension de celui qui deviendra en 2014 le premier président élu au suffrage universel avant d’être réélu en 2018. Entre temps il a réduit le rôle politique de l’armée, rompu avec l’imam Fethullah Gülen, qu’il rend responsable d’une tentative de coup d’Etat en 2016, et mis en place un régime autoritaire. Au terme de ce parcours, comme l’écrit Ariane Bonzon, dans son livre Turquie, l’heure de vérité (éd. Empreinte-Temps présent, 19,90 €), « l’Etat est désormais aux mains du président turc, de son clan, de son parti et de leurs nouveaux alliés ultra-nationalistes ».

La journaliste nous fait vivre l’histoire de ces années de lutte pour le contrôle de l’Etat, en reprenant une quarantaine de reportages qu’elle a réalisés de 1997 à 2018 pour Arte et Slate. Ses récits mettent en scène des acteurs de la vie quotidienne, des inconnus devenus célèbres, des avocats, des politiques, des écrivains, des militaires – tous mêlés au destin politique du pays. Chacun de ces chapitres se termine par une question : « Que sont-ils devenus ? ».

Beaucoup sont en prison, comme cette propriétaire de journaux, Nazli Ilicak, condamnée à perpétuité pour s’être opposée à Recep Tayyip Erdogan après l’avoir soutenu, ou morts, comme l’Arménien Hrant Dink, fondateur de l’hebdomadaire Agos, assassiné en 2007. D’autres gravitent dans les hauts sphères du pouvoir, comme la militante « féministe et islamiste » Sibel Eraslan. Des dizaines de personnages de tous milieux, origines et affiliations traversent la vaste fresque dessinée par Ariane Bonzon, illustrant, chacun à sa manière, la richesse de la société civile turque.

Un chapitre est consacré aux intellectuels libéraux, ces hommes et ces femmes de gauche occidentalisés et pro-européens dont la journaliste se demande s’ils n’ont pas été les « idiots utiles » de l’AKP en lui apportant leur soutien pendant une dizaine d’années – au moins jusqu’à la grande répression de 2013 – dans son combat contre l’ennemi commun : l’armée. Ils ont approuvé notamment les arrestations et les procès menés contre des dizaines d’officiers sans se montrer trop regardants sur la régularité de la procédure.

« Ils ont permis à l’AKP de se construire l’image d’un parti post-islamiste, libéral, démocrate et réformiste, écrit-elle. Ils ont légitimé les islamo-conservateurs en rassurant les classes moyennes supérieures occidentalisées ainsi que les hommes d’affaires, les politiques, diplomates et journalistes en Europe et aux Etats-Unis ». Ils se sont trompés, même si beaucoup d’entre eux répugnent à le reconnaître. Que sont-ils devenus ? « Nombre de ces libéraux ou intellectuels de gauche sont désormais soit en exil soit en prison ».

Quel est l’avenir de la Turquie ? L’auteur évoque trois hypothèses. La première est celle d’un mouvement populaire rappelant les manifestations de 2013. C’est parce qu’il garde ce scénario en tête que le gouvernement continue de sévir, au-delà du réseau güléniste, contre tous ceux qui ont soutenu les manifestations de 2013. La deuxième hypothèse est celle d’une défaite électorale si l’alliance actuelle entre l’AKP et les ultra-nationalistes venait à se rompre.

Le troisième scénario, le plus probable selon Ariane Bonzon, est le maintien de Recep Tayyip Erdogan au pouvoir jusqu’en 2028, voire 2033. Le numéro un turc, rappelle-t-elle, s’inscrit dans la vague populaire et autoritaire qui touche nombre de pays émergents. Et il nourrit un dessein spécifique : « réconcilier la Turquie avec son passé ottoman et en ranimer l’influence, en Afrique et dans les Balkans autant qu’au Proche-Orient ».

Personne ne croit plus que la Turquie de Recep Tayyip Erdogan puisse adhérer à l’Union européenne, même si les négociations ne sont pas officiellement rompues. Les discours anti-européens du président turc contredisent cet objectif. Emmanuel Macron parle désormais d’un « partenariat stratégique » qui permettrait notamment, avec le concours d’Ankara, de contrôler les mouvements djihadistes et les flux de réfugiés.

Ariane Bonzon demande aussi au gouvernement français de « riposter plus franchement lorsque le président turc joue sur le « clash des civilisations » et mène, ainsi que ses ministres, sa campagne électorale sur notre territoire ». Elle invite à « ne pas lui laisser le champ libre sur ce défi que l’islam lance à notre démocratie » au nom de la lutte contre l’islamophobie.