La paix ou la bipolarisation en Colombie

Lors de sa visite à Bogota Jean-Yves Le Drian a réaffirmé vendredi 27 juillet le soutien de la France à la mise en œuvre de l’accord de paix signé en 2016 entre le gouvernement colombien et la guérilla des FARC. Le nouveau président de la République, Ivan Duque, élu le 17 juin avec le soutien des milieux d’affaires et qui doit prendre ses fonctions le 7 août, a cependant pris une position très critique vis–à-vis de cet accord. Santiago Soto, ancien élève du Lycée français à Bogota, où il étudie le droit à l’Université de Los Andes, analyse pour Boulevard Extérieur le dilemme colombien.

Débat entre Ivan Duque et Gustavo Petro en avril
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En Colombie, la droite (extrême) de l’ancien président, Alvaro Uribe, est revenue au pouvoir avec un nouveau visage : Iván Duque. Avec plus de 10 millions de voix (54% des voix), Ivan Duque, un jeune homme politique de 41 ans, est sorti vainqueur au deuxième tour face au candidat de gauche, Gustavo Petro, qui a obtenu 8 millions de votes (42% des voix). Le discours qui a permis Ivan Duque de devenir Président de la République repose principalement sur deux piliers : premièrement réformer les accords de paix signés par le président Juan Manuel Santos (2010-2018) et la guérilla, les FARC, et deuxièmement empêcher l’arrivée d’une gauche que la droite qualifie de « chaviste », comparée, d’une manière caricaturale, à celle du régime vénézuélien de Nicolas Maduro.

Revoir les accords d’une paix si longtemps négociée

Dès le début des négociations en 2012, Ivan Duque et son parti politique, Centro Democrático, ont été très critiques au sujet des accords de paix qui ont mis fin à un conflit de plus d’une cinquantaine d’années. D’une part, ils jugent que les accords de paix sont très favorables pour les commandants des FARC puisque que ceux-ci peuvent participer à la vie politique dans la mesure où cinq sièges leur sont assurés au Sénat et où ils ont droit à cinq sièges à la chambre des représentants. Ivan Duque propose au contraire d’empêcher que les cadres des FARC puissent participer à la vie politique avant d’être jugés par le système de justice transitionnelle qui doit être mis en place pour juger les délits commis pendant la guerre. Néanmoins, cette proposition reste difficile à mettre en œuvre puisque les accords ont été incorporés dans la Constitution. La participation à la vie politique des anciens combattants des FARC est l’épine dorsale du processus de paix.
D’autre part, Ivan Duque a fortement critiqué l’ensemble du système de justice transitionnelle puisqu’il considère que les militaires doivent bénéficier d’un traitement plus favorable que les guérilleros et, par conséquent, ne doivent pas être jugés par la justice transitionnelle mais par la justice ordinaire ou martiale. C’est ainsi qu’il propose, par le biais de la loi réglementant le tribunal de la justice transitionnelle, d’exclure les membres de la force publique de ce système ; proposition qui créerait un vide juridique par rapport au jugement des crimes commis par les militaires pendant la guerre, ce qui pourrait mener à ce que la plupart de ces délits –encore cachés- restent impunis.
L’attaque des accords de paix par Ivan Duque et sa volonté de les réformer lui ont assuré la victoire dans un pays divisé, dans lequel une partie de la population se méfie toujours de la volonté des membres des FARC de retourner à la vie civile. Même si on connait les critiques de Duque vis à vis des accords, l’ampleur des réformes qu’il envisage reste une inconnue car une restructuration profonde de ces accords, qui sont défendus par une grande partie de la population et par la communauté internationale, pourrait mener à l’échec d’un processus de paix dont les négociations ont duré plus de six ans. Cela rendrait Ivan Duque responsable de la reprise d’une guerre dont le bilan est terrifiant : 200.000 morts, 7 millions de personnes déplacées et 45.000 personnes disparues. Reste à voir si Ivan Duque est à la hauteur de la responsabilité historique qu’il prend vis-à-vis des générations futures qui ont la volonté de vivre dans un pays en paix, ou si, au contraire, il va céder face aux groupes les plus radicaux de son parti politique.

Accentuer la polarisation sociale et politique du pays

Il est aussi arrivé au pouvoir en exacerbant la peur des Colombiens face à la gauche, représentée par Gustavo Petro, ancien sénateur (2006-2010) et maire de la ville de Bogotá (2012-2016), qu’il a constamment comparé à Hugo Chavez et Nicolás Maduro. Gustavo Petro a été accusé par Duque de vouloir exproprier le patrimoine des groupes économiques les plus importants de la Colombie, contrôlés par les familles les plus puissantes du pays. De plus, la droite a utilisé le passé de Gustavo Petro, ancien guérillero du groupe M-19 qui a déposé les armes en 1990, pour affirmer qu’il s’oppose à toute forme de capital privé, ce qui a attisé la peur des milieux les plus aisés et d’une partie de la classe moyenne, et les a conduit à voter non pas pour Ivan Duque mais plutôt contre Gustavo Petro.
Dans le domaine des valeurs, le nouveau Président, soutenu par une grande majorité des églises évangéliques et du segment le plus conservateur de l’église catholique, a aussi souligné l’importance de protéger « la famille » et « les mœurs de la société » face à la menace représentée par Gustavo Petro, qui a une vision progressiste à l’égard des libertés individuelles et défend, entre autres, le mariage pour tous et la liberté de choisir son identité sexuelle. Cette peur a encouragé les secteurs les plus conservateurs, très disciplinés au moment d’exercer leur droit de vote, à faire barrage contre l’arrivée de la gauche au pouvoir. Stratégie réussie pour Ivan Duque dans un pays qui demeure assez conservateur…
De son côté, Gustavo Petro a mis l’accent sur le fait que Duque n’a aucune expérience du pouvoir exécutif et il l’a montré en même temps comme « le candidat des riches » et le défenseur des gros capitaux privés ; discours qui a été largement accepté et adopté par les milieux populaires, les jeunes et une grande partie de la population rurale qui a beaucoup souffert lors de la guerre. Parallèlement, Gustavo Petro a constamment souligné que l’élection d’Ivan Duque représente un retour au gouvernement de l’ancien président Alvaro Uribe, dont les liens avec le para-militarisme et les mafias sont de plus en plus souvent dénoncés par les medias et font l’objet d’une enquête de la Cour Suprême de Justice. La question que se posent les Colombiens à cet égard est la suivante : dans quelle mesure Ivan Duque se détachera-t-il de son parrain politique, Alvaro Uribe ? La réponse reste toujours inconnue …
Les positions radicales de Duque et Petro, parfois caricaturales, ont divisé le pays en deux et ont créé une polarisation similaire à celle des partisans et des adversaires du Brexit ou à celle des élections présidentielles aux États-Unis. Cette fracture de la société devient donc un élément important du prochain gouvernement d’Ivan Duque, qui devra chercher lors de son mandat une concertation entre les différents secteurs du pays, ou aller au contraire vers un approfondissement de la bipolarisation. Ce défi n’est pas mineur si l’on considère que la gauche a pour la première fois dans l’histoire de la Colombie une vraie possibilité d’arriver au pouvoir.