En dépit des échanges, apparemment apaisés, entre Emmanuel Macron et la première ministre polonaise Beata Szydlo, le jeudi 23 novembre à Paris, la tension entre Varsovie et Bruxelles demeure vive. La rencontre de l’Elysée visait à mettre un terme à l’escalade verbale qui avait opposé, il y a quelques semaines, le président français à son interlocutrice polonaise sur la question des travailleurs détachés. Emmanuel Macron avait alors dénoncé « une nouvelle erreur » de Varsovie et accusé la Pologne d’aller « à l’encontre des intérêts européens » sur de nombreux sujets.
Beata Szydlo avait critiqué en retour « l’arrogance » du président français. Les deux dirigeants ont choisi d’en revenir à un ton plus diplomatique en reconnaissant publiquement l’existence de divergences entre les deux pays et en appelant au dialogue pour tenter de les aplanir.
La réforme de la justice au cœur du conflit
Toutefois, si la conversation est désormais plus policée et la recherche du compromis préférée à la poursuite de l’affrontement, rien n’est réglé sur le fond. La brouille avec Paris n’est en effet qu’un des aspects du désaccord persistant entre la Pologne et la plupart des autres Etats de l’Union européenne, qui pourrait conduire, si la procédure engagée par la Commission européenne va jusqu’à son terme, à des sanctions contre Varsovie.
Ce qui est au cœur du conflit entre les deux parties, c’est la réforme de la justice entreprise par le gouvernement polonais, que Bruxelles juge attentatoire à l’Etat de droit et contraire aux valeurs européennes. Emmanuel Macron a souligné en termes mesurés, après son entretien avec Beata Szydlo, que cette question demeure pour Paris « un sujet de préoccupation ». La première ministre polonaise a soutenu pour sa part que tout se fait à Varsovie « dans le respect des règles ».
Ce n’est pas l’avis de la plupart des experts européens, qui considèrent que les mesures annoncées par le gouvernement polonais violent l’indépendance de la justice. Ces mesures soumettent en effet, selon eux, l’ensemble du système judiciaire (Tribunal constitutionnel, Cour suprême, Conseil national de la magistrature, juridictions ordinaires, Ecole nationale de la magistrature) au pouvoir politique, en contradiction avec les principes de la démocratie.
Dans un excellent dossier publié par la Fondation Robert-Schuman (Questions d’Europe n°451), deux éminents juristes, Laurent Pech et Sébastien Platon, réfutent d’une manière convaincante les arguments juridiques du gouvernement polonais. Celui-ci rappelle notamment que l’organisation du pouvoir judiciaire relève de la compétence exclusive des Etats, et non de celle de Bruxelles. Sans doute, répondent les deux juristes, mais le respect de l’Etat de droit est bel et bien de la compétence de l’Union européenne. « Il est temps pour l’ensemble des acteurs de l’Union européenne, ajoutent-ils, de prendre la mesure du problème et d’agir en conséquence ».
L’article 7 du traité sur l’Union européenne
Que peut faire Bruxelles ? Faute d’obtenir de la Pologne qu’elle renonce à ses réformes, l’UE pourrait lui appliquer l’article 7 du traité sur l’Union européenne, qui prévoit de suspendre de certains de ses droits, y compris de ses droits de vote, tout pays convaincu de violation de l’Etat de droit.
C’est ce que demande le Parlement européen, c’est aussi ce qu’envisage la Commission. « L’Etat de droit n’est pas une option dans l’Union européenne, a déclaré Jean-Claude Juncker. C’est une obligation ».
La procédure comporte deux étapes : dans un premier temps, les Etats constatent, à la majorité des 4/5èmes, qu’il existe « un risque clair de violation grave » des valeurs européennes ; dans un second temps, ils vont plus loin en constatant, à l’unanimité, « l’existence d’une violation grave et persistante ». La première étape de la procédure ne requérant pas l’unanimité, la menace paraît assez crédible pour faire reculer l’Etat mis en cause.
Toutefois, pour le moment, les efforts du président de la République, Andrzej Duda, pour rendre la réforme plus acceptable n’ont pas abouti.
Une autre idée vient d’être suggérée, notamment par Paris et Berlin, qui serait de soumettre l’attribution des fonds de cohésion, dont la Pologne bénéficie largement, au respect de l’Etat de droit. « Les fonds de cohésion peuvent être assortis de conditionnalités liées à l’Etat de droit », a déclaré la ministre française chargée des affaires européennes, Nathalie Loiseau. La commissaire à la justice, la Tchèque Vera Joukova, a tenu le même langage. Les négociations sur le budget pluri-annuel 2021-2027 vont bientôt commencer. Ce sera l’occasion d’exercer une forte pression sur Varsovie.
Les accusations de Donald Tusk
Au-delà de la réforme de la justice, c’est la relation entre la Pologne et l’Union européenne qui se trouve aujourd’hui remise en question. Le pouvoir polonais, sous la houlette de Jaroslaw Kaczynski et de son parti Droit et Justice, a multiplié depuis quelques années les signes de désaffection à l’égard de l’Europe. Seul indice positif, relevé par Emmanuel Macron, Varsovie vient de s’associer in extremis à la « coopération structurée permanente » lancée par Paris et Berlin dans le secteur de la défense. Mais le gouvernement continue de s’opposer à la plupart de ses partenaires européens dans de nombreux domaines. Les nationalistes, qui ont défilé en masse le 11 novembre dans les rues de Varsovie, tiennent le haut du pavé. Ils affichent ouvertement leur xénophobie, leur rejet de l’immigration, leurs sentiments anti-européens.
Président du Conseil européen, l’ancien premier ministre polonais Donald Tusk, qui n’a pas renoncé, semble-t-il, à retrouver une place dans la vie politique de son pays à l’expiration de son mandat européen, a jugé dans un tweet que la manifestation du 11 novembre était « une catastrophe » pour l’image de la Pologne.
Dans un autre tweet, il s’en est pris directement à Jaroslaw Kaczynski en lui reprochant notamment son « isolement au sein de l’UE » et les « distances » prises avec l’Etat de droit et l’indépendance de la justice. Il l’a même accusé de faire le jeu de Moscou en écrivant : « Est-ce la stratégie du PiS (le parti Droit et Justice) ou le plan du Kremlin ? Il y a trop de ressemblance pour dormir tranquille ». Certes Donald Tusk s’est exprimé, en polonais, sur son compte personnel, et non sur celui de la présidence du Conseil européen. Mais il est clair qu’entre Bruxelles et Varsovie les hostilités sont déclarées.