L’épidémie de coronavirus est globalement contenue au Maghreb. Si les chiffres officiels ont pu faire l’objet de corrections baissières, une tragédie ne saurait être dissimulée ; les réseaux sociaux veillent. Outre l’incertitude du cas libyen, le bilan comptable du Covid-19 reste moins tragique qu’en Occident.
Par un effet d’opportunité, les mesures de confinement préconisées par l’OMS sont les seules que les pays de la zone étaient en mesure d’appliquer réellement. Leurs forces de sécurité ont été sollicitées ainsi que le maillage des moqadem [1]pour limiter la mobilité des citoyens et réduire l’activité économique de proximité au risque de provoquer des tensions sociales. Un choix politique difficile, mais le seul disponible. Les infrastructures de santé maghrébines sont insuffisantes (lits de réanimation, personnels soignants et couverture médicale discontinue en province). Dans l’hypothèse d’une propagation générale, l’inégalité des citoyens devant les soins se poserait en termes de survie, la priorité revenant aux plus fortunés et aux plus influents. Le risque de troubles à l’ordre public s’en trouverait décuplé.
Après le choc des images télévisées de l’Occident confiné, des anciennes puissances tutélaires comptabilisant leurs masques de protection et professant les gestes-barrières, le Maghreb s’est ressaisi. La stupeur a laissé place à un mainstream de dénigrement de l’Union européenne, comparée à un corps sans muscle, sans autorité (incivilité française), sans coordination (régionalisme espagnol), sans efficacité sanitaire (cas italien), sans solidarité géopolitique (exception britannique), sans autre solution qu’injecter des milliards de liquidités pour empêcher l’effondrement de la zone euro. Si la récupération politique est évidente – les États maghrébins en sont coutumiers –, d’aucuns se demandent sincèrement si le modèle européen n’est pas arrivé au terme de sa puissance, si la relation Nord-Sud, « historique et exceptionnelle » selon la rhétorique d’usage, ne se déliterait pas à la faveur d’un nouvel épicentre mondial incarné par la Chine.
Cette analyse en vogue de Rabat à Tunis ne reflète pas cependant la réalité de la lutte contre le Covid-19, une réalité à l’image du Maghreb : disparate.
Algérie
Lorsque le virus apparaît, le pays est déjà à l’arrêt. Chute des cours du pétrole, érosion de la réserve de change et manifestations du Hirac depuis douze mois, Alger vit une crise récursive. L’annonce de la pandémie réveille le spectre de la pénurie alimentaire, infondé puisque l’État a pris ses dispositions avant le ramadan [2] , mais fortement mobilisateur du secteur informel, qui se prépare à suppléer le ralentissement économique. Les produits de première nécessité (farine, lait) sont la cible de spéculations tarifaires. Le coût des masques de protection fluctue selon les stocks [3] et les taxieurs clandestins profitent de l’arrêt partiel des transports en commun. Le premier impact du Covid-19 procède donc d’une tension sur les prix à la consommation et d’un climat d’anxiété qui conduit les Algériens, même les plus réfractaires aux caciques du FLN, à se tourner vers l’autorité régalienne en charge de la santé publique.
Le président Tebboune comprend l’enjeu et tente de restaurer la crédibilité de son régime en multipliant les mesures d’ordre sanitaire et social [4]. dans un pays qui compte 1,9 lit d’hôpital pour 1 000 habitants (13,4 au Japon). Sans contester la dimension humanitaire de ses initiatives, la crise reste une « aubaine pour Alger », estime l’universitaire Saïd Belguidoum, qui note la poursuite des arrestations des figures populaires du Hirac [5]. Des sources internes au mouvement s’interrogent sur la reprise de la contestation dès le confinement levé, la crainte étant que l’épisode épidémiologique en ait brisé l’élan. Quelques dizaines de personnels soignants sont récemment descendus dans les rues de Tlemcen pour réclamer une implication plus significative de l’État dans la mise à niveau du système de santé [6] Alger n’a pas répondu.
Le Maroc
Malmenée durant les révoltes arabes de 2011, défiée par les manifestations d’Al-Hoceima en 2017, la monarchie marocaine se devait de relever le défi du coronavirus.
Rabat mène une diplomatie reposant sur la notion d’exemplarité ; à l’adresse du Nord, en essayant de s’imposer comme un interlocuteur régional crédible, et du Sud, en consolidant sa profondeur stratégique sur le continent africain. Une gestion ratée de l’épidémie serait génératrice de discrédit.
À l’appui d’un appareil sécuritaire solide, le roi Mohamed VI réagit rapidement face au Covid-19. Sa stratégie est duale : autorité quant à l’exécution des règles de confinement, et solidarité par l’adoption d’un train de mesures sociales inédites dans le Royaume et dont certaines eurent été politiquement incorrectes en d’autres temps, comme soutenir massivement le secteur informel, à l’évidence le plus vulnérable face à l’épidémie [7] . L’habileté du souverain est de muter la menace sanitaire en cause nationale. Des campagnes de dons sont menées tambour battant (entreprises, salariés). La société civile se mobilise en faveur des SDF, des enfants de la rue et autres laissés-pour-compte. Sur la base de quoi le FMI consent un prêt de 3 milliards de dollars [8] à Rabat, geste salué par les médias officiels chinois comme « un engagement » des instances internationales en faveur du Royaume [9] .
Deux indices de fragilité demeurent néanmoins perceptibles. Le poids de l’économie informelle : elle est certes un précieux facteur de résistance en ces temps chahutés ; sans elle, le petit peuple ne tiendrait pas ; mais c’est aussi une réalité sociétale qui indique le long chemin restant à parcourir avant de rejoindre les standards de l’économie mondiale. Enfin, les islamistes toujours en embuscade. A l’annonce de la fermeture des mosquées, le prédicateur salafiste Abou Naïm lance un appel à la résistance passive en criant « Allahou akbar » sur le toit des maisons [10] . Après deux nuits de contestation (sonore) et quelques rassemblements sur l’axe Tanger-Tétouan, la police arrête l’instigateur des événements [11] . L’épisode rappelle la prégnance de l’islamisme politique au Maroc, qui saisit toutes les opportunités pour braver le pouvoir.
Signaux d’évolutions
Libération de prisonniers en raison du Covid-19 (Algérie, Libye, Maroc) Les autorités judiciaires assurent que les individus détenus pour des actes de terrorisme ne sont pas libérés. Notons l’absence de programmes de réinsertion. Les prisonniers vont rejoindre le secteur informel et la petite criminalité, lits habituels des mouvements radicaux.
Réouverture des frontières Bien que les diplomaties maghrébines n’abordent pas cette question éminemment sensible, que deviendront les frontières de Schengen après le Covid-19 ?
Poids des réseaux sociaux Alors que l’érosion de l’audience des médias officiels semblait inéluctable, la multiplicité des fake news a pour effet de redonner crédit aux sources d’informations gouvernementales. L’Algérie et le Maroc poursuivent devant les tribunaux les colporteurs de fausses nouvelles.
Poids des réseaux sociaux Alors que l’érosion de l’audience des médias officiels semblait inéluctable, la multiplicité des fake news a pour effet de redonner crédit aux sources d’informations gouvernementales. L’Algérie et le Maroc poursuivent devant les tribunaux les colporteurs de fausses nouvelles.
Tunisie
Après des mois de joutes et d’incertitudes politiques, l’élection d’un quasi-inconnu à la présidence de la république, Kaïs Saïed, la Tunisie renoue avec le volontarisme étatique.
Trois hommes forment la clef de voûte de la lutte anti Covid-19. Le président : des photos le montrent transportant des cartons d’aide humanitaire envoyés aux populations en souffrance [12] . Le Premier ministre Elyes Fakhfakh réorganise l’appareil d’État. Les erreurs des premières semaines ont été reconnues, comme oublier d’inclure les petits retraités dans la catégorie des Tunisiens vulnérables. L’Exécutif a corrigé – par l’adoption d’une mesure exceptionnelle de réévaluation des pensions [13] . Enfin le ministre de la Santé, Abdellatif Mekki, médecin et membre du mouvement islamiste Ennahdha. Ce qui était un simple fauteuil ministériel obtenu dans le cadre de transactions politiques est devenu un poste résolument stratégique [14] .
Sur le terrain, les mesures de confinement sont accueillies par des nuits de contestations dans les quartiers populaires (Ettadhamen-Mnihla). Parler d’émeute serait exagéré, la protestation n’a jamais cessé depuis la révolution de 2011 [15] , mais force est d’admettre que la peur d’une famine échauffe les esprits. L’épidémie réveille la fracture sociale tunisienne et dit la faiblesse d’un État qui peine à organiser la distribution de l’aide d’urgence, environ 50 millions d’euros. Les interminables files d’attente pour percevoir les subsides sont parfois empruntées par des citoyens porteurs du virus, qui, faute de moyens de subsistance, se joignent à l’attroupement pour (sur)vivre au jour le jour [16]
Libye
La pause humanitaire réclamée par l’ONU n’a jamais été respectée, en témoigne la contreoffensive du GNA, qui vient de desserrer l’étau autour de Tripoli en libérant les villes côtières de Sorman et Sabratha [17] . La ronde des drones se poursuit inlassablement dans le ciel libyen. Des patients atteints du Covid-19 ont dû être évacués de l’Hôpital de l’Indépendance (ex-al-Khadra) en raison des bombardements [18] . Quant aux coupures d’eau et d’électricité, elles ne cessent de dégrader les conditions de vie de la population, notamment les personnes âgées.
Rompues à la traumatologie de guerre, les infrastructures libyennes de santé ne sont pas adaptées au risque épidémiologique. Selon l’OMS, le secteur médical est « proche de l’effondrement » [19] . Les quelques distributions de masques à Tripoli et opérations de désinfections dans les parcs de Misrata émanent d’un gouvernement el-Sarraj qui tente malgré tout de réagir. Le Centre national libyen pour le contrôle des maladies (NCDC) communique sur les gestes-barrières. Un e-site a été créé pour monitorer la pandémie [20] .
Prospectus de sensibilisation au risque du Covid-19
Nombre de sources libyennes redoutent que la population paie chèrement la lutte fratricide entre l’Est et l’Ouest, autorités bicéphales dont la faible réactivité face au virus s’expliquerait par l’idée que le confinement était inutile car la Libye est déjà confinée. Aéroports fermés. Mobilité réduite. Flux économiques atones. Même les migrants clandestins vivent confinés sur leurs lieux de transit, où ils s’entassent dans des « conditions épidémiologiques alarmantes » [21] avant de tenter la traverser la Méditerranée pour rejoindre, espèrent-ils, l’espace Schengen.
Au Maghreb, le cas libyen reste le plus inquiétant. Opaque et peu accessible aux équipes soignantes, si une poudrière infectieuse venait à se déclarer, le pire serait à craindre.
Mauritanie
Non coutumier des crises sanitaires, le gouvernement mauritanien commet quelques erreurs de communication au début de la crise avant de se ressaisir [22] . Le président Ould Ghazouani annonce la mobilisation de 64,88 millions de dollars pour l’achat de médicaments et d’équipements de première nécessité [23]. Un programme de soutien aux activités pastorales est lancé [24] .
En Mauritanie, l’épidémie est peu virulente. Le premier décès intervient le 30 mars 2020 alors qu’en France, à cette date, plus de 3 000 victimes sont déjà déplorées. Nouakchott engage des mesures simples et pragmatiques d’anticipation de la crise mondiale. Instruction est donnée de constituer un stock alimentaire de 20 000 tonnes de poisson qui seront soustraites aux prises halieutiques initialement destinées à l’export [25]
La Mauritanie et le Sénégal ferment leur frontière
L’armée mauritanienne positionne des éléments de long du fleuve éponyme pour empêcher les passeurs d’acheminer des migrants clandestins, parfois de simples citoyens mauritaniens qui tentent de rejoindre désespérément leur domicile [26]. En ville, l’application des mesures de confinement suscite l’impatience des acteurs économiques, informel inclus, qui aspirent à reprendre leurs activités. Certains s’en désespèrent, estimant que l’État surjoue les règles sanitaires au regard du nombre de cas constatés. Des Mauritaniens confinés dans un hôtel de Nouakchott entament une grève de la faim (éphémère) pour protester contre leur mise en quarantaine [27] .
Lucide, la Mauritanie a conscience de vivre un épisode épidémiologique de virulence moindre, étant aussi peu affectée qu’elle n’est soutenue par la communauté internationale. « On ne peut d’abord compter que sur nous-mêmes », écrit Mohamed Mahmoud Mohamed Salah, professeur à l’Université de Nouakchott [28]. Effectivement, quand le G20 décide d’engager 5 000 milliards de dollars pour résorber la crise du coronavirus, le dossier mauritanien est loin de s’inscrire au rang de ses priorités.
Le Covid-19, un agent révélateur
Bien qu’il soit prématuré de faire un bilan de l’épidémie, notons ces quelques éléments factuels. Le Maghreb résiste. L’épidémie est globalement contenue. Les mesures de confinements sont acceptées par les populations et les États qui, aussi antinomiques soient-ils, ont en partage le souci d’instaurer, voire de restaurer un lien de confiance avec leurs citoyens. L’un des premiers enseignements de la crise, inattendu à bien des égards, porte sur le poids du secteur informel, de facto l’économie réelle, sans laquelle les mesures de confinement seraient insupportables aux classes moyennes et aux populations déshéritées. Ce modèle autarcique entre des acteurs économiques d’infortune, fameux système D ne figurant sur aucun PowerPoint de la Banque mondiale, permet de patienter en attendant le déconfinement. Certes peu orthodoxe et calamiteux d’un point de vue empirique, l’informel a le mérite de constituer un socle de subsistance qui, couplé aux aides étatiques, en fait un co-acteur de la stabilité politique.
La question qui se pose désormais est celle du redémarrage. La Libye en sera dispensée, guerre civile oblige, ainsi que la Mauritanie, globalement peu affectée. En revanche, d’autres seront soumises à des turbulences les économies connectées à l’échiquier mondial. L’Algérie – l’État a besoin d’un baril à 100 dollars pour boucler son budget. Le Brent étant aux abords de la trentaine, la donne est quasi impossible [29] . Le Maroc – sa bulle attractive des IED (investissements directs étrangers [30] ), parmi lesquels figurent Renault et PSA, se prépare à des heures difficiles en raison de la chute vertigineuse des ventes de véhicules neufs [31]. Enfin, la Tunisie. Dans une lettre ouverte au Premier ministre, dont il convient de souligner le ton conciliant, une soixantaine d’acteurs de la société civile s’alarme. « Nous avons conscience que les marges de manœuvre au niveau du budget de l’État sont limitées sinon inexistantes. Et pourtant l’État doit voler au secours de tous ses opérateurs économiques » « [32]. C’est un fait, les caisses de l’État tunisien sont vides. Là encore, la mission semble impossible.
Émettons deux hypothèses prédictives :
H-1. Suite à l’épisode pandémique, le Maghreb enregistre des pertes mesurées. L’enjeu devient économique. Le financement du déconfinement ne pourra solliciter l’Occident qu’à la marge, celui étant préoccupé par ses propres plans de relance. Dans la région, une seule puissance possède le cash flow pour intervenir massivement : la Chine.
H-2. Une déflagration à retardement se produit, un second round pandémique à l’instar de la grippe espagnole. L’Afrique, qui compte 1 % des dépenses mondiales de santé, vit un drame sans précédent. Les populations se dressent contre leurs gouvernements submergés par la crise. L’islam politique s’empare du dossier au motif que le Covid-19 est une malédiction de la mondialisation qui s’obstine à humilier la umma. Le temps est venu de faire triompher le « vrai » islam. La guerre éclate.
À l’évidence, le scénario H-2 est hautement improbable. Si une seconde vague épidémiologique venait à frapper le Maghreb, tout porte à croire que les États sauraient résister, dans la douleur, la pauvreté et les tensions sociales, mais résister.
La santé, un nouveau vecteur de puissance
La question n’a rien de saugrenu, elle se pose à l’aune de cette crise sanitaire sans précédent : que sont devenus les French Doctors des années 1980 ? Que reste-t-il du devoir d’ingérence, quand les navires humanitaires croisaient les océans et des avions déchargeaient sur des tarmacs d’infortune l’aide médicale provenant d’un Occident alors au faîte de sa puissance ?
Depuis le mois de mars 2020, le ciel maghrébin est silencieux. Les rares appareils qui atterrissent déchargent du matériel chinois et des équipes soignantes venues soutenir les « frères africains ». Pendant que l’Occident se replie derrière ses frontières, Pékin projette sur zone ses relais d’influence.
La diplomatie du masque convient au Maghreb, car elle ne promeut aucun projet civilisationnel [33]. Hormis un discours peu consistant sur la solidarité des peuples, le partenariat avec la Chine repose sur la solidarité organique des nations (Durkheim), sans autre sous-entendu que la diplomatie de gré à gré, le mieux disant tarifaire pour le moins faisant politique. Las des relations passionnelles avec les ex-puissances coloniales, les États maghrébins apprécient la stabilité politique chinoise, sa métrique comptable [34] .
Faire du secteur de la santé un vecteur de puissance en Afrique, l’idée est séduisante. Rabat vient de lancer une initiative auprès du Sénégal et de la Côte d’Ivoire pour apporter une réponse commune à la menace du Covid-19 [35]]] . D’un contenu encore imprécis, la posture consiste à développer une diplomatie sanitaire, sans présence occidentale il va de soi, en renforçant les collaborations multisectorielles [36]. Il s’agit en clair de ne pas laisser le champ libre aux Chinois et de se prépositionner pour les décennies à venir. Une expression arabe ne dit-elle pas حال يدوم ما Rien ne dure ? [37] Rien ne dure ? Pendant que l’Afrique salue l’action de Pékin, certains pensent déjà à son départ.
Les opinions exprimées ici n’engagent que la responsabilité de leur auteur.