Le fossé se creuse entre Paris et Berlin

Cette fois, Emmanuel Macron n’a pas dû attendre des mois, comme après son discours de la Sorbonne, avant de recevoir de Berlin une réponse à ses idées sur l’Europe, exprimées dans sa tribune du 4 mars. Toutefois ce n’est pas Angela Merkel, la chancelière, qui lui a répondu mais la nouvelle présidente de la CDU, Annegret Kramp-Karrenbauer (AKK), dans une tribune publiée le 10 mars. Logique, puisque le président français a ouvert la campagne pour les élections européennes du 26 mai : AKK lui répond sur le même pied – avec une „petite“ différence d’approche et de style, Macron s’adressant aux „citoyens d’Europe“ dans toutes les langues de l’Union européenne, AKK aux seuls Allemands.

Divergences
David Parkins

La chancelière gardant le silence, ce sont les chefs de partis qui se sont exprimés en lançant leurs campagnes. AKK est résolument engagée au sein du PPE, le Parti populaire européen, qui réunit les partis chrétiens-démocrates et conservateurs de l’UE. Emmanuel Macron, dont le parti LREM n’a pas encore décidé à quelle famille politique européenne il veut appartenir, a créé le „mouvement“ La République en marche, qui n’appartient pas à une des familles politiques classiques. Le parti francais membre du PPE, parti „frère“ d’AKK, ce sont „Les Républicains“ de Laurent Wauquiez, parti d’opposition à Macron. Il n’est donc pas surprenant que les positions prises par l’un et l’autre ne se ressemblent pas. Au contraire, chacun doit faire passer son message particulier pour convaincre son public national. Ce sont les règles du jeu politique.

Trois divergences de fond

S’il n’est donc pas étonnant de retrouver des divergences entre les deux messages, il est inquiétant de constater à quel point ces messages sont éloignés l’un de l‘autre. Le fossé se creuse entre Paris et Berlin. Trois divergences en particulier laissent penser que, une fois la campagne électorale terminée, les deux chefs auront du mal à s’entendre sur un chemin à suivre pour l’avenir de l’Union européenne. Ce sont des divergences de fond.

Premièrement, pour Emmanuel Macron, „il y a urgence“. „Jamais l’Europe n’a été autant en danger.“, dit-il. Il considère le Brexit comme le „symbole de la crise de l’Europe“. Et il s’oppose au „repli nationaliste“, qui est un „piège qui menace toute l’Europe.“ Il faut faire plus et plus vite. Le président suggère de „réinventer politiquement et culturellement les formes de notre civilisation“ et de résister „aux tentations du repli et des divisions.“ Ce sont de grands mots, de grandes ambitions, comme on a l’habitude de les entendre du président français. „L’Europe n’est pas qu’un marché, elle est un projet,“ écrit-il. C’est dans ce contexte, qu’il propose ensuite de „défendre notre liberté“, de „protéger notre continent“, et de „retrouver l’esprit de progrès.“

Pour AKK il s’agit de „faire l’Europe correctement“ ou de „faire l’Europe vraiment“, les deux traductions seraient possible („Europa richtig machen“). Elle donne raison à Macron quand il dit qu’il y a urgence, mais elle ne parle pas de „la crise de l’Europe“, ni du Brexit, ni des tendances nationalistes qui menacent le projet européen ; elle parle des défis venant de l’extérieur – de la Chine et des Etats-Unis, de la Russie et de la défense de l’„European Way of Life“. Oui, il y a inquiétude en ce qui concerne l’Europe, dit-elle, mais ce qui leur manque, écrit-elle, c’est „de la clarté, de l’orientation, de la capacité d’agir“ sur les „questions essentielles de notre temps“. La question d’être „pour“ ou „contre“ l’Europe ne se poserait pas pour la plupart des citoyens. En revanche, „nous devons nous engager dans un débat sur la question de savoir comment rendre l’UE capable d‘agir en vue des grandes questions et de continuer son grand succès dans un monde qui change.“ Bref : „Urgence“ n’égale pas „urgence“. Quand AKK donne raison à Macron, elle ne parle pas du tout de la même urgence que le président.

A l’Elysée, on veut „réinventer“ l’Europe, aller plus loin et plus vite, créer un nouvel esprit, celui du progrès. Au QG de la CDU à Berlin, on veut avancer „correctement“, continuer sur le chemin du succès, „renforcer“ l’Europe. Cette différence d’approche n’a rien de nouveau, mais elle s’est aggravée. Car rien n’a changé vraiment depuis l’arrivée d’Emmanuel Macron, élu il y a déjà presque deux ans sur un programme pro-européen (réinventer l’Europe) et impatient de faire bouger l’Europe (il y a urgence) avec l’Allemagne. Aucun rapprochement substantiel n’a pu être acquis. La différence de perception des défis pour l’Europe, qui a déjà créé des malentendus et des déceptions de part et d’autre, persiste, malgré toutes les belles déclarations.

Liberté, protection, progrès

Deuxièmement, suivant la belle logique francaise, Macron présente des propositions sur la base de son analyse de la situation de l’UE : Défendre la liberté d’abord, protéger l’Europe ensuite, avancer vers „le progrès“. Parmi ses propositions on trouve de nouvelles actions en commun pour sauvegarder nos démocraties, qui se trouvent menacées sous différentes formes dans toute l’Europe ; la création d‘agences, d’institutions, des traités supplémentaires pour renforcer la protection de l’espace Schengen, créer un „sentiment d’appartenance“ et assurer notre sécurité ainsi que la capacité d’agir nécesssaire ; un rôle d’avant-garde pour compléter le projet européen d’un vrai bouclier social, mais aussi pour prendre la tête du combat écologique. Le tout serait courroné par une grande „Conférence pour l’Europe“ afin d’établir une feuille de route pour les années à venir.

En bonne logique allemande, AKK commence la liste de ses propositions par des mesures pour continuer la stabilisation de la zone Euro, pour promouvoir la convergence des économies sur base de la subsidiarité et de la responsabilité de chaque nation, sans toucher aux systèmes nationaux de sécurité sociale et de salaire minimum. Elle veut „promouvoir une convergence qui combine des approches nationales et européennes d’une manière intelligente“. Aussi, elle reconnaît pour l’Europe „une responsabilité importante pour la protection du climat“, mais lui refuse la tâche de fixer des valeurs ambitieuses pour réduire les émissions, préférant un „pacte européen de protection du climat“, conclu entre „des acteurs européens et nationaux de légitimité démocratique, le monde de l’économie, du travail et la société.“ Et elle ajoute d’autres propositions comme un „accord pour la protection des frontières sans faille“ et d‘autres.

En même temps, elle s’oppose à tout „super-Etat européen“. „Le travail des institutions européennes ne doit pas être considéré comme étant moralement supérieur à la coopération des gouvernements nationaux“, dit-elle. „Une refondation de l’Europe (voulu par Macron, ndlr) ne va pas sans les Etats nationaux.“ Et dans le cas de changements dans les traités européens (qu’elle ne réclame pas, ndlr), il faudrait, écrit-elle, que „ni l’élite bruxelloise, ni l’élite de l’Ouest, ni la soi-disante élite pro-européenne restent entre elles“ ; en revanche, „nous devons respect aux Etats-membres de l’Europe centrale et orientale en vue de leur modes de travail et de leurs contributions spécifiques à notre histoire et culture européenne commune.“

Deux mondes différents

Encore une fois, en ce qui concerne des propositions concrètes pour l’avenir de l’UE, en lisant les deux tribunes, on se croit dans deux mondes différents. De l’Elysée, on recoit une cascade de propositions pour changer de cap, établir des règles et des institutions nouvelles au niveau européen pour réformer l’actuel système de l’UE qui, selon le président, se trouve en crise. On n’apprend pas comment il compte arriver à réaliser son programme, ni comment il imagine l’organisation de cette Europe rénovée, la création ou le transfert de compétences au niveau européen. Mais une chose paraît sûre : son projet européen, c’est un projet de fédéralisation, forcément lié à un projet de démocratisation (rôle du Parlement européen), mais aussi de concentration permettant l’établissement d’une Europe à plusieurs vitesses. Une „souveraineté européenne“, que Macron a toujours appelée de ses voeux, ne se fait pas sans structures fédérales ou confédérales compétentes au niveau européen.

De Berlin, en revanche, on entend beaucoup de déclarations de principe (promouvoir la convergence), de belles phrases (protection des frontières sans faille), des appels à la coopération (pacte de protection du climat) sans qu’on puisse comprendre vraiment ce que cela veut dire exactement. Et qu’est-ce que la présidente de la CDU veut dire exactement quand elle croit devoir défendre la coopération entre gouvernements nationaux contre une prétendue „supériorité morale“ des institutions européennes ? On se demande. Ou quand elle parle du respect pour les modes de travail et les contributions spécifiques des Européens de l’Est. Qu’est-ce que cela veut dire ? On a du mal à comprendre où la successeure d’Angela Merkel veut aller avec l‘UE. Elle ne veut pas rénover, ni refonder l’Europe, c’est sûr, mais continuer à faire évoluer l’UE „correctement“. Son parti, la CDU s’est toujours prononcé pour une intégration européenne qui repose sur des structures fédérales, comme presque tous les partis politiques allemands. Mme Kramp-Karrenbauer prend sa distance avec cette tradition.

Des propositions qui dérangent

Troisièmement, la réponse d’AKK à Emmanuel Macron inclut des propositions qui dérangent – non pas parce qu’elles ne seraient pas réalisables ; on pourrait dire la même chose de quelques propositions de Macron, qu’il serait difficile de mettre en oeuvre. Ces propositions dérangent, parce qu’elles ne sont pas fondées. Par exemple : „L’Union européenne doit améliorer sa capacité d’agir dans le domaine de la politique étrangère et de sécurité“, écrit-elle, comme beaucoup d’autres. Pour cela, elle propose la création d’un conseil de sécurité européen, comme Macron. Elle souhaite que la Grande Bretagne, qui aura quitté l’UE, en fasse partie, alors que Macron veut seulement l‘“associer“ ; ce n’est pas nécessairement une grande divergence, mais un problème de langage diplomatique.

Mais, surtout, elle propose que l’UE occupe un siège permanent commun au Conseil de sécurité de l’ONU. De quel droit ? Sur quelle base ? Sans qu’il y ait un „super-Etat européen“ ? Sans que les Etats-membres aient donné, ou bien aient même l’intention de donner à l’UE des compétences en la matière ? Cette proposition n’a pas de sens. Au contraire, elle dispute à la France son siège permanent sans présenter des arguments pour justifier cette idée ni dire comment la mettre en oeuvre. Autre exemple : AKK, dans sa tribune, propose comme „projet symbolique“ la construction d’un „porte-avion européen“ pour „affirmer le rôle de l’UE comme puissance globale de sécurité et de paix“. Quelle phrase vide de sens ! Il n’y a ni politique de défense commune, ni stratégie de défense commune, ni structures de défense communes dont devrait faire partie un tel bâtiment de guerre, sans parler des questions de personnel, d’équipement et des coûts, d’acquisition et de maintenance.

Divergence profonde des perceptions des défis devant lesquels se trouve l’Union européen, approches disparates dans les stratégies à suivre pour „rénover“ ou bien „renforcer“ l’Union européenne, propositions fantaisistes sans fondement tablées par Berlin – il y a de quoi s’inquiéter pour l’avenir de l’Union européenne et du fameux „moteur franco-allemand“ qui est en panne. Les deux tribunes en témoignent.