Laissons de côté, pour cette fois, le point de vue américain, qui ne peut être le nôtre en Europe, et surtout qui appartient aux seuls électeurs américains – du moins peut-on l’espérer. Prenons le point de vue des alliés des États-Unis, que nous sommes en tant que membres de l’OTAN, et de partenaires économiques de premier ordre, que nous sommes en tant que membres de l’Union européenne. Et interrogeons-nous sur la situation qui sera la nôtre au matin d’une nuit électorale forcément agitée.
La France et l’Europe auront face à elles une nouvelle donne, quoi qu’il arrive, et il y a peu de chances que cette nouvelle donne soit positive : tel est le premier enseignement de ce premier débat. Il faudra ensuite, quel que soit le vainqueur, éviter l’erreur habituelle qui consiste à réagir en fonction de ce que nous croyons définitivement bon ou mauvais pour nous. Enfin, en fonction du vainqueur cette fois, il nous faudra nous souvenir de ce qu’aura été cette campagne américaine, de ses promesses, de ses menaces aussi : nous avions eu tendance à les minimiser en 2016.
Les enseignements du débat
Joe Biden a peut-être voulu, lors de cette première joute, montrer qu’il était moins « sleepy » que son adversaire le prétend. Qu’au-delà de l’« empathie », ce mot qui revient sans cesse lorsqu’on parle de lui, il savait aussi donner des coups. Peut-être changera-t-il d’attitude lors d’une prochaine séquence – puisque les débats présidentiels américains se jouent en plusieurs manches, ce qui change tout par rapport au duel unique et d’entre-deux-tours que nous connaissons en France.
Peut-être voudra-t-il prendre davantage de hauteur pour montrer que son adversaire, lui, selon les mots de Barack Obama, « n’en est pas capable ». En attendant, nous avons pu constater que le président sortant joue la politique du pire dans une Amérique divisée. Que ce chaos l’arrange. Que de ce point de vue, il ne changera pas.
S’il est réélu, les tendances déjà à l’œuvre se poursuivront : distanciation vis-à-vis des alliés à l’extérieur ; polarisation et clivages à l’intérieur ; désorganisation du processus décisionnel. L’expérience Trump sera alors davantage qu’une parenthèse, et pourra transformer durablement, profondément, la démocratie américaine et sa machinerie internationale. Ce sera, pour reprendre les mots de l’ambassadeur de France à Washington en 2016, « un monde qui s’effondre ». Les populismes en seront renforcés, ainsi que le style politique violent, fait d’invectives mais sans programme, que Donald Trump a encore réussi à imposer en direct dans ce débat. Les Européens devront vivre avec, et ceux qui parmi eux n’ont pas encore succombé à l’« illibéralisme » se sentiront bien seuls.
Si Trump est battu, tout ne reviendra pas à la normale pour autant. D’abord parce que sa défaite pourrait advenir – c’est la crainte de beaucoup – à l’issue d’un long cauchemar procédurier, d’une longue confusion dans les décomptes entre votes physiques et par courrier, tout au long de laquelle « le Donald » s’évertuera à discréditer le processus électoral, pour le plus grand bonheur des puissances extérieures qu’il a déjà l’habitude de choyer. Et l’Amérique sera à reconstruire. Elle voudra rassurer ses alliés traditionnels sur la forme, avec un nouveau président qui s’y entend en politique étrangère, mais aura des priorités intérieures beaucoup plus pressantes que lors des précédentes transitions.
Aucun président américain n’est européen
Si Trump est réélu, il n’aura plus la frénésie de défaire tout ce qu’a fait son prédécesseur comme en 2016, mais pourrait chercher à faire payer ceux qui espéraient le voir partir, et à récompenser ses supporters. Le second mandat de George W. Bush, en 2004, intervenait après la désastreuse guerre irakienne, sous une administration brutale mais dotée de professionnels de l’international. Il fut donc possible de prendre un nouveau départ. La même Condoleezza Rice qui voulait « punir la France » en 2003 se rendit à Paris pour une offensive de charme quelques mois plus tard. Car elle savait que sur la durée, un divorce avec les Européens n’était bon pour personne. Rien de tel à attendre cette fois. Pour autant, il ne s’agira pas de diaboliser toute l’Amérique, mais de maintenir un lien fort avec le pays raisonnable, ses diplomates, ses entrepreneurs, ses intellectuels et tous les autres, à commencer par sa jeunesse.
Si Joe Biden s’installe à la Maison Blanche, il ne faudra pas non plus voir en lui un président « européen » ou nécessairement « Europe friendly ». L’erreur nous avait valu bien des déceptions avec Barack Obama, qui nous heurta vite par sa froideur toute cérébrale, se montra plus intéressé par les nouveaux horizons internationaux du Pacifique ou des Suds, et fit sans prévenir une volte-face sur la Syrie en 2013 qui traumatisa longtemps la diplomatie française. Les priorités américaines seront une fois de plus chinoises ou asiatiques, moyen-orientales ou mexicaines, et bien sûr internes.
Promesses et rapports de force internes
Enfin, il faudra se souvenir des rodomontades de Trump, comme des équilibres de Biden. Le premier a montré après 2016 qu’il ne bluffait pas avec ses promesses en apparence destructrices. Le mur mexicain l’obsède encore, le déménagement de l’ambassade américaine en Israël à Jérusalem a eu lieu, la guerre commerciale avec la Chine est en cours ; dans le même temps, le partenariat trans-Pacifique, comme le deal iranien, l’engagement américain dans la lutte contre le réchauffement climatique et le dégel avec Cuba ont été anéantis. Ceux de son équipe qui ont essayé de le ramener à la raison sont partis, comme le général Mattis (on en est au cinquième secrétaire à la Défense en moins de quatre ans, dont deux fois Mark Esper, actuel titulaire du poste). S’il gagne cette fois encore, ce sera pour avoir mis le pays à feu et à sang, avec le soutien des plus durs, dans une atmosphère de complot (que souligne encore le succès du mouvement conspirationniste pro-Trump QAnon), et donc grâce à un électorat peu euro-compatible – un électorat dont on sait qu’il reste sa seule boussole post-électorale.
Avec Biden, il faudra se souvenir des difficiles équilibres du parti démocrate, et de la montée en puissance de Kamala Harris, qui prendra une place importante. C’est l’autre Amérique, et elle n’est pas européo-centrée non plus. La gauche du parti, qui saura se rappeler au bon souvenir de Joe Biden, sera plus proche des choix français et européens sur la santé ou l’environnement, mais pas nécessairement sur les questions de sécurité, ni sur certaines orientations de société. La jeune, charismatique et talentueuse Alexandria Ocasio-Cortez a un discours clivant et n’a sans doute que peu d’affinités avec une certaine Europe, qui demeure davantage le partenaire naturel des baby-boomers que des millennials, tournés vers d’autres horizons.
L’Amérique a changé, il nous faudra vivre avec et apprendre à mieux la connaître, plutôt que de vivre sur des schémas préacquis. Des opportunités se présenteront, potentiellement bénéfiques pour les Européens, comme une réflexion transatlantique nouvelle sur la sécurité européenne, le début d’une stratégie commune sur les questions asiatiques, ou un nouveau départ sur les politiques environnementales. Il s’agira de savoir les saisir.