Le "non" à la Constitution européenne, dix ans après

Le « non » des Français – puis des Néerlandais — au référendum de 2005 sur le projet de Traité constitutionnel européen a donné un coup d’arrêt à la construction communautaire. Le président Jacques Chirac avait défendu en vain le texte à la télévision devant un public de jeunes. L’échec du Traité constitutionnel a en particulier fragilisé les deux grands acquis du début des années 2000 : l’entrée en vigueur de l’euro et l’élargissement de l’Union. Critiquée à droite par les souverainistes et à gauche par les antilibéraux, l’Europe unie est mise au défi d’apporter à la fois la croissance et la paix.

Chirac à la télévision défend le oui

Il y a dix ans, le 29 mai, les Français, consultés par référendum, refusaient, par près de 55% des voix, le projet de Constitution européenne qui devait symboliser la naissance d’une Europe politique. Une conjonction de voix venues de la droite souverainiste et de la gauche antilibérale rejetait, au terme d’une campagne passionnée, l’adoption d’un traité perçu comme contraire aux intérêts de la France.
Les souverainistes condamnaient ce qui leur apparaissait comme une nouvelle avancée vers une Europe fédérale oublieuse de la souveraineté des Etats. Les antilibéraux dénonçaient le « carcan libéral » dans lequel la construction européenne allait enfermer les politiques économiques et sociales de ses membres. Les uns et les autres s’opposaient ainsi, pour des raisons différentes mais convergentes, au renforcement d’une Europe qu’ils accusaient d’imposer aux pays du Vieux continent des choix dont ceux-ci ne voulaient pas.

Le « non » français, qui allait être bientôt suivi d’un « non néerlandais », était d’autant plus inattendu que l’Union européenne semblait avoir le vent en poupe. Deux progrès décisifs venaient d’être accomplis. L’un était l’entrée en vigueur, le 1er janvier 2002, de la monnaie unique, établie par le traité de Maastricht et devenue la devise officielle de onze des quinze Etats membres. L’autre était, le 1er mai 2004, l’adhésion de dix nouveaux pays, dont huit issus de l’ancien empire soviétique. La création de l’euro marquait une nouvelle étape, et non la moindre, dans l’intégration économique de l’Europe, quelques années après la mise en place du grand marché. L’élargissement témoignait de l’influence de l’Union européenne au-delà de ses frontières traditionnelles et de son attrait pour les nouvelles démocraties nées du démantèlement de l’ex-URSS. L’adoption d’une Constitution pour l’Europe devait marquer le couronnement politique de ce double succès.

Un coup d’arrêt

L’échec du projet n’a pas modifié le fonctionnement de l’Union européenne. L’idée de Constitution a disparu du texte, comme a disparu la mention des emblèmes européens (hymne, drapeau), jugée trop fédéraliste, mais la suppression de ces symboles n’était pas de nature à altérer le fond du traité.
Le traité de Lisbonne a repris, sans les soumettre à une consultation populaire, les principales dispositions institutionnelles prévues par la Constitution, telles que la mise en place d’une présidence permanente du Conseil européen ou la création d’un Service européen d’action extérieure. Pour le reste, le nouveau traité est resté fidèle aux grandes lignes des traités précédents. Le « non » au référendum n’a donc entraîné pour l’UE aucun retour en arrière. En revanche, il a incontestablement freiné le mouvement vers une Europe politique et contribué à fragiliser les deux grands acquis des années précédentes : l’euro et l’élargissement.

Le coup d’arrêt donné par l’échec du Traité constitutionnel a empêché en effet que soit renforcée en temps utile, parallèlement à la création de l’euro, la coordination des politiques économiques des pays de l’UE. La crise de la zone euro, issue des tumultes financiers des années 2008 et suivantes, aurait sans doute pu être évitée ou, au moins, atténuée si, comme l’avait souhaité Jacques Delors, les Etats membres avaient accepté de se concerter pour assurer une plus grande convergence de leurs économies. Il a fallu l’approfondissement de la crise pour que de telles mesures soient prises par l’Union européenne (pacte budgétaire, union bancaire, solidarité financière) alors qu’elles auraient dû l’être plus rapidement.
Quant à l’élargissement, il est certain que la campagne référendaire de 2005, marquée en France par le spectre du plombier polonais, ne l’a pas favorisé. L’extension des frontières de l’Union a cessé d’être à l’ordre du jour, comme l’ont montré en particulier l’interruption des négociations avec la Turquie et le ralentissement des pourparlers avec les pays des Balkans.

Euroscepticisme

Le « non » des électeurs français a donné le signal d’un euroscepticisme, devenu parfois europhobie, qui n’a cessé de croître en Europe. L’élan de l’Union européenne, déjà affaibli par les défis de la mondialisation, a été brisé. Les partis qui le portaient, en France comme ailleurs, ont été contestés par de nouvelles forces politiques, qui ont alimenté diverses formes de populisme.
Les partisans du « non » se sont réjouis d’avoir triomphé des formations traditionnelles, de droite et de gauche, soutenues par le « système », les médias et les milieux d’affaires. En 2002, la présence de Jean-Marie Le Pen au second tour de la présidentielle avait ouvert une brèche. La montée du Front national en France et de forces alternatives en Espagne, en Italie ou en Grèce a confirmé cette tendance, dont la désaffection à l’égard de « l’Europe telle qu’elle est » est l’un des traits communs.

Comment rendre l’Union européenne désirable ? Dix ans après le vote de méfiance exprimé par les Français, il appartient aux dirigeants européens, à Bruxelles comme dans les vingt-huit capitales nationales, de démontrer à leurs opinions publiques que l’Europe est encore capable d’être à la fois un facteur de croissance et un outil de paix, comme le pensaient jadis les pères fondateurs. A l’heure du chômage de masse et de la guerre aux frontières orientales, la tâche est difficile.