Le nouveau président tchèque saura-t-il réconcilier ses concitoyens ?

Maîtresse de conférence en sciences politiques à l’INALCO (Institut national des langues et civilisations orientales), Jana Vargovcikova analyse les résultats de l’élection présidentielle en République tchèque. Les 26 et 27 janvier derniers, les Tchèques ont élu à la présidence Petr Pavel, 61 ans, ancien chef d’état-major (2012-2015) et président du Comité de défense de l’OTAN (2015-2018). Peu connu du grand public jusqu’à sa déclaration de candidature, l’ex-militaire – soutenu par la coalition de centre droit « Ensemble » dont le leader, Petr Fiala, est premier ministre depuis 2021 – succédera à Miloš Zeman, qui était en poste depuis 2013. Personnalité majeure de la social-démocratie tchèque des années 1990, le président sortant laisse derrière lui un bilan controversé du fait de sa politique pro-russe et pro-chinoise, ainsi que d’une pratique tendant à accroître ses pouvoirs, parfois en contradiction avec l’esprit de la Constitution.

Petr Pavel, le général qui a battu l’homme d’affaires en République tchèque
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L’élection, avec une ribambelle de neuf candidats, à cette fonction ambiguë combinant un mandat direct (élection directe introduite en 2012) et des prérogatives plutôt modestes, ajoute aussi l’occasion de faire le point sur les tendances qui animent la politique tchèque.

Un agenda électoral marqué par la guerre en Ukraine

Le style volontairement posé et calme de Petr Pavel, combiné à son expérience militaire, a sans doute résonné tout particulièrement dans un contexte international marqué par la guerre en Ukraine, qui se ressent comme très proche depuis Prague. On estime à environ 600 000 le nombre d’Ukrainiens qui vivent aujourd’hui en Tchéquie, dont environ 400 000 ayant obtenu des visas de protection temporaire accordés aux personnes en danger dans leur pays. La question du positionnement des candidats sur la question de l’aide à l’Ukraine et aux Ukrainiens, mais aussi celle du rapport à la Russie, a ainsi été abordée dans tous les débats. À l’inverse des positions ambiguës de son adversaire au second tour, l’ancien premier ministre Andrej Babis (2017-2021), Petr Pavel a plaidé pour la poursuite de l’aide à l’Ukraine et pour son adhésion à l’UE, en phase avec la politique de l’actuel gouvernement tchèque.
Si la guerre en Ukraine a constitué une rupture, des crises passées, telles que celle de l’accueil des migrants en 2015 et la pandémie de Covid-19, avaient déjà laissé une forte empreinte sur la répartition des forces dans l’espace politique tchèque. En effet, elles avaient conduit certains acteurs politiques (dont Andrej Babis et le leader d’extrême droite Tomio Okamura) à instrumentaliser les inquiétudes exprimées au sein de la société pour mobiliser leurs sympathisants. Ces acteurs ont par ailleurs alimenté des craintes en diffusant des théories du complot et de fausses informations, conduisant à renforcer des expressions xénophobes et à polariser la société. Des manifestations de masse contre les migrants, contre le port du masque et plus récemment contre le gouvernement et « pour la paix » en octobre dernier, sont devenues des expressions de ces nouvelles polarisations. La victoire de Petr Pavel, pro-européen et atlantiste, s’inscrit en contrepoint de ces mobilisations.
D’un certain point de vue, elle peut être aussi lue comme une étape dans ce que les observateurs voient comme la fin du compromis transpartisan en faveur d’une orientation occidentale et atlantiste du pays, ainsi que de l’adhésion à la démocratie libérale. Désormais, ces positions, qui constituaient une forme de socle commun partagé par la plupart des forces politiques, apparaissent comme des sources de dissensus et de conflictualité.

Après la défaite d’Andrej Babis, quel avenir pour son parti-entreprise ?

L’élection de Petr Pavel marque aussi une nouvelle étape pour l’ancien premier ministre Andrej Babis qui espérait se rattraper aux présidentielles après son échec aux législatives de l’automne 2021.D’origine slovaque, cet entrepreneur dans l’industrie agroalimentaire et chimique où il est entré au gré des privatisations des années 1990 a créé son parti, ANO, (« oui » en tchèque) en 2011. Cette formation est considérée comme un « parti-entreprise » populiste, puisque fondée par un entrepreneur, gouvernée à l’interne comme une entreprise et se revendiquant comme étant en rupture par rapport aux politiques « professionnels », et jouant des oppositions classiques entre élites et « gens ordinaires », que le milliardaire Babis serait d’après lui le plus à même de représenter.
Comparé à Donald Trump pour son image d’entrepreneur à succès, son usage des réseaux sociaux ainsi que ses pratiques de désinformation, ou encore à Silvio Berlusconi pour son contrôle de titres de presse, Babis a repoussé les limites durant la campagne présidentielle, en misant l’essentiel de son message sur l’affirmation que son adversaire, étant soldat, entraînerait le pays dans la guerre. Son cas permet d’examiner l’impact qu’un parti-entreprise peut avoir sur l’échiquier politique dans un contexte d’affaiblissement des partis politiques traditionnels ainsi que des clivages idéologiques classiques de type droite-gauche – même au-delà de Babiš, seuls deux candidats à la présidence sur neuf venaient d’un parti politique.
La flexibilité idéologique de Babiš, le rôle des cabinets de conseil et marketing dans la définition de ses positions, ainsi que la concentration entre ses mains du pouvoir de décision lui ont d’abord permis d’attirer l’électorat de ses partenaires de coalition (sociaux-démocrates), pour se tourner aujourd’hui, comme l’a montré la campagne présidentielle, vers les électeurs des partis d’extrême droite (dont le SPD de Tomio Okamura). En effet, si dans un premier temps (2011-2015), Babiš promettait de « diriger l’État comme une entreprise » et ciblait un électorat désabusé par les scandales à répétition des partis de droite, il s’est par la suite tourné vers l’électorat de ses partenaires de coalition. Le parti social-démocrate, un des rares dans la région à ne pas être issu d’une transformation du parti communiste, en a fait les frais lorsqu’il a perdu tous ses sièges au Parlement européen en 2019, puis à la Chambre des députés en 2021 (ses propres divisions y sont bien sûr pour beaucoup aussi).
Flexible sur le plan idéologique, naviguant dans la mer des idées politiques avec le compas des sondages d’opinion, Babiš, 68 ans, avance d’élection en élection, préparant déjà les législatives de 2025 et essayant de rallier désormais aussi une partie des électeurs de l’extrême droite (SPD).
Une présidence « au-dessus de la mêlée » dans une société de plus en plus divisée ?
Les prérogatives présidentielles, plutôt honorifiques dans un système politique parlementaire, contrastaient jusqu’ici avec les personnalités fortes élues à ce poste après 1989 : l’écrivain et ancien dissident Vaclav Havel (président de la Tchécoslovaquie de 1989 à 1992, puis de la Tchéquie de 1993 à 2003), l’économiste et leader souverainiste Vaclav Klaus (2003-2013), ainsi que le susmentionné Milos Zeman (2013-2023). Le président peut néanmoins peser par son pouvoir de nomination du premier ministre et des ministres, mais aussi des juges de la Cour constitutionnelle, qu’il nomme en accord avec le Sénat et dont il faudra renouveler prochainement un nombre important (onze sur quinze dans les deux prochaines années). En outre, il a un poids par sa fonction de représentation à l’étranger (comme l’a montré la politique étrangère clivante de Milos Zeman) ou encore par son influence sur le débat public.
Sur ce point, les prises de position libérales de Petr Pavel sur les questions de société comme le mariage homosexuel sont attendues par une partie de ses électeurs. Il insistera sans doute également pour que la Tchéquie respecte l’engagement envers l’OTAN de renforcer le budget de la défense pour atteindre les 2 % du PIB contre les actuels 1,33 %. Un des défis de la présidence de Petr Pavel consistera à la fois à ramener la fonction présidentielle dans ses limites après les soubresauts des deux mandats de Milos Zeman, mais aussi à jeter des ponts à travers des divisions de la société qui s’expriment de plus en plus sous forme de camps à frontières étanches. Si cette image est exagérée, elle traduit bien un phénomène nouveau en Tchéquie, que l’on pourrait rapprocher, toutes proportions gardées, des divisions entre Républicains et Démocrates aux États-Unis, ou encore des électorats polonais ou hongrois.
En effet, les électeurs de Pavel évoquent les « 2 millions » d’électeurs de Babiš ou les 620 000 abstentionnistes du premier tour qui ont soutenu Babiš au second tour, pour exprimer l’effroi de « vivre dans le même pays » que « ces gens-là ». Ce « jeu à se faire peur » fonctionne dans un contexte où le gouvernement repose sur une large coalition de partis qui disposent d’une petite majorité et où la guerre en Ukraine ouvre de nouvelles opportunités pour la diffusion des fausses informations. Il fonctionne également parce que les divisions croissent sur le terreau des inégalités qui se creusent au sein de la société puisque, notamment dans les anciennes régions minières aujourd’hui désindustrialisées, mais aussi dans les grandes villes, la précarité s’accroît. Andrej Babis a effectivement largement remporté le vote de ces électeurs vivant dans la précarité. La traduction en politique de ces inégalités sera l’un des principaux enjeux des années à venir. équipe

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