Vous affirmez que « l’Europe est morte comme projet politique, à moins qu’elle ne réussisse à se refonder sur de nouvelles bases ». Comment justifiez-vous à la fois ce constat et cet espoir ?
J’ai écrit en effet, d’une façon intentionnellement provocatrice, que le projet européen en tant que projet politique est mort. Cela ne veut pas dire que l’Europe est morte, mais que la forme sous laquelle elle a été conçue et traduite en institutions politiques est dans un état de décomposition et de crise suffisamment grave pour qu’on ne puisse pas purement et simplement continuer sur la même voie. Quand on croit, comme c’est mon cas, à la nécessité morale, historique, culturelle, politique, d’une construction européenne commune, d’une part on trouve ce constat inquiétant, pour ne pas dire désespérant, d’autre part on essaie dans toute la mesure du possible de contribuer à ce qu’on appelle une refondation ou, comme le disent même des non-marxistes, une révolution. De toute façon il faut un nouveau départ qui suppose un changement d’orientation. Même si je suis plutôt pessimiste, je ne veux pas abandonner cette perspective.
Pourquoi le projet européen vous semble-t-il menacé ? De quoi souffre aujourd’hui l’Europe ?
Il y a un état de blocage institutionnel. On peut difficilement échapper à l’actualité immédiate et l’actualité immédiate, c’est le Brexit. Il y a peu de chances pour que la situation de crise politique et de renégociation des modalités d’appartenance de la Grande-Bretagne à l’Union européenne soit gérée par les institutions européennes actuelles d’une manière efficace et utile pour la suite. C’était déjà le cas pour l’affaire des réfugiés et plus encore pour la crise grecque. Contrairement aux opinions reçues qui s’expriment dans la presse, je pense que l’Europe non seulement n’a pas résolu le problème grec mais qu’elle l’a aggravé pour le plus grand malheur des Grecs et de l’Union européenne dans son ensemble. On peut dire aujourd’hui que la Grèce est dans une situation d’effondrement économique, de catastrophe sociale, et, d’un point de vue politique, de protectorat. Il y a donc une sorte de blocage.
Cela tient, à mon avis, en particulier au fait que le système dans lequel nous fonctionnons est un système pseudo-fédéral. C’est un système beaucoup plus fédéral que ne le croient la majorité des citoyens européens mais d’un autre côté ce n’est pas un système fédéral démocratique. Ce n’est pas un système d’alliances, même très étroites, entre des Etats complètement autonomes, ce n’est pas non plus un système post-national ou supranational. La Grèce s’est transformée pour moi en une sorte de banc d’essai ou de terrain d’expérience pour comprendre ce qui nous arrive. Je ne suis pas de ceux qui pensent que la Grèce doit tirer sur la planche à billets sans aucune contrepartie mais ils font l’objet d’un traitement qui est à la fois discriminatoire, économiquement et socialement destructeur, et je me pose la question de savoir pourquoi. Les raisons sont en partie idéologiques. Je ne suis pas de ceux qui parlent de trahison ou de capitulation à propos de Tsipras, je pense qu’il n’avait plus d’autre possibilité que d’accepter ce qu’on lui a imposé. Il ne se bat pas si mal que ça, mais il n’a aucune marge de manœuvre.
Qu’est-ce qui ne va plus dans le projet européen ?
Pour mieux comprendre, il faut absolument historiciser le projet européen, le resituer dans le temps. Il n’y a pas une continuité pure et simple allant, par une sorte de fatalité, du plan Schuman à la situation d’aujourd’hui. Il y eu deux grandes coupures, et peut-être sommes-nous en train d’en vivre une nouvelle. La première a eu lieu dans les années 70, la seconde dans les années 90.
L’Europe dans laquelle nous vivons n’est pas l’Europe des fondateurs. La concurrence libre et non faussée, devenue le mantra de l’Union européenne, est une des causes des difficultés actuelles. Elle met les territoires en concurrence les uns avec les autres. Un autre type d’Europe s’est mis en place. Le grand dilemme de la période Mitterrand-Kohl-Delors était de savoir si on créait le grand marché avec ou sans une politique sociale commune. Cette question a été réglée après 1990 au profit exclusif de l’Europe des marchés, de l’Europe financière, au détriment absolu de l’Europe sociale. Cette Europe, qui est en crise aujourd’hui, on peut dire que c’est une Europe néolibérale, une Europe ultra-capitaliste, qui aggrave les déséquilibres sociaux. Ce n’est pas le projet initial. Ce que j’en conclus, c’est qu’à chaque moment il y a bel et bien des alternatives, des bifurcations, qu’il n’est pas absurde de vouloir saisir.
Aujourd’hui, si on me demandait quelles sont les priorités d’une refonte ou d’une reconstruction ou d’une réinvention du projet européen, je dirais d’une part qu’il y a un volet démocratique fondamental, que partout où il y a des pouvoirs il faut des contre-pouvoirs, alors que la démocratie représentative dépérit sous nos yeux et qu’elle n’est pas en meilleure santé au niveau national qu’au niveau supranational, et d’autre part qu’il faut redonner du sens à l’idée de l’Europe sociale, car une politique qui obéit purement et simplement à la logique financière est destinée à provoquer tôt ou tard des réactions violentes de ceux qu’elle désavantage, réactions qui prennent des formes très diverses mais qui malheureusement se traduisent tendanciellement dans un langage nationaliste et au profit de forces politiques d’extrême droite, sinon fascisantes au moins xénophobes.
Vous vous définissez comme un « européiste de gauche » et plaidez pour un « fédéralisme d’un type nouveau ». C’est une position originale dans la mouvance de la « gauche de la gauche », qui vous distingue de Jean-Luc Mélenchon.
J’ai revendiqué le qualificatif d’ « européiste de gauche » pour répondre à ceux qui me reprochaient de l’être. Pourquoi est-ce que ce serait péjoratif ? Mélenchon, lui, est fondamentalement un souverainiste. Il estime que c’est seulement au niveau national que s’exprime quelque chose comme une volonté générale. Je lui fais le crédit de penser que ses raisons à lui ne sont pas nationalistes au sens étroit, encore moins xénophobes. Il est moins net sur la question de savoir si les Européens constituent un peuple. Je pense que nous sommes dans une situation historique dans laquelle il faut inventer quelque chose de nouveau sur le plan de la philosophie politique autour de la définition et des relations mutuelles des identités collectives. Je ne nie pas la profondeur historique et la vitalité des identités nationales. Celles-ci ont plusieurs faces, elles peuvent être dans certaines circonstances meurtrières ou autodestructrices. Il faut chercher des formules qui permettent à la diversité des peuples européens d’être reconnue comme telle. Mais cela n’est pas suffisant. Il faut des mouvements sociaux européens et c’est comme ça que se construit un peuple européen. Tous les peuples se sont construits. Les peuples nationaux que nous connaissons, liés au principe de la souveraineté du peuple, sont une construction historique. Je ne suis pas pour la liquidation de l’acquis historiques des nations, je demande un effort d’invention pour en préserver quelque chose dans la mondialisation.
Vous appelez, comme le font à la fois l’extrême-droite et l’extrême-gauche, à une « autre Europe ». Je suppose que votre Europe n’est ni celle de Marine Le Pen ni celle de Jean-Luc Mélenchon. Quelle est-elle ?
Ne me faites pas dire que Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon représentent pour moi la même orientation, même si certaines convergences entre certains discours de droite et de gauche sur la souveraineté m’inquiètent. Il y a trois points fondamentaux 1/ Plus de démocratie, un effort simultané de démocratisation à l’échelon national et à l’échelon fédéral. 2/Une autre politique économique dans laquelle le co-développement des territoires soit un objectif pris en compte en tant que tel sur l’ensemble de l’Europe 3/ Que l’Europe s’assigne comme telle un rôle actif dans le cadre de la mondialisation. J’ai écrit que l’Europe me semblait, bien plus que la nation, l’échelon qui permettrait de trouver un équilibre intelligent entre les objectifs de régulation et les objectifs de protection à l’échelle mondiale, et je continue de le penser.