Le retour de "l’endiguement"

Le sommet de l’OTAN qui s’est tenu à Newport (Pays de Galles) le 4 et le 5 septembre, a réaffirmé l’engagement des membres de l’Alliance atlantique à se défendre contre toute menace extérieure. L’article 5 de la Charte de Washington de 1949 déclare qu’une attaque contre un des membres de l’Alliance sera considérée par les autres membres comme une attaque contre eux-mêmes. Cette assurance intervient alors que la Pologne et les Etats baltes s’inquiètent des menées russes à la suite du conflit en Ukraine.
L’OTAN redécouvre la politique « d’endiguement » inaugurée à la fin des années 1940, au début de la guerre froide.

C’était en février 1947. Paraissait dans la revue Foreign Affairs un article signé « X » derrière lequel se cachait George Kennan, chef du planning staff au Département d’Etat à Washington, ancien diplomate à Moscou. Il résumait un texte, connu plus tard sous le nom du « long télégramme » et envoyé depuis la capitale soviétique. Il y expliquait que pour éviter une troisième guerre mondiale il ne fallait pas envisager de repousser l’Union soviétique pour lui arracher les conquêtes de 1945. Mais qu’en revanche, il fallait empêcher toute nouvelle avancée du communisme en Europe par « l’endiguement » du « camp socialiste ». C’était la stratégie du « containment » qui devait être adoptée par le président Truman et qui devait devenir la politique des Etats-Unis en Europe jusqu’à la fin de la guerre froide.
Chacun chez soi, de chaque côté du rideau de fer. Quand l’URSS réprimera les révoltes en Allemagne de l’Est, en Hongrie, en Pologne, en Tchécoslovaquie, les Occidentaux protesteront mais ne bougeront pas.

De la « doctrine Brejnev » à la « doctrine Poutine »

Cette politique a connu son apogée en 1968 lors du mouvement dit du « socialisme à visage humain », en Tchécoslovaquie. En août, les forces du pacte de Varsovie sont entrées à Prague pour destituer la direction réformatrice du Parti communiste tchécoslovaque et imposer des dirigeants orthodoxes. Le secrétaire général du PC soviétique, Léonid Brejnev, a « théorisé » l’intervention militaire par une doctrine qui porte son nom : l’Union soviétique et ses alliés ont le droit et le devoir d’intervenir dans un « pays frère » quand le pouvoir est menacé.
C’est Mikhaïl Gorbatchev, peu de temps après son arrivée au Kremlin en 1985, qui a rompu avec cette « doctrine ». Il a proclamé au contraire le droit des Etats socialistes de choisir librement leur voie et leurs dirigeants et il a renoncé à l’emploi de la force. Il sera toutefois tenté de l’employer, ou de laisser faire les « durs » du parti, dans les républiques de l’URSS. Mais dans l’ensemble, il a respecté la souveraineté des Etats de l’Europe centrale qui, fin des années 1980-début des années 1990, ont choisi de rompre avec le communisme et avec Moscou.
Après la fin de l’URSS et la reconstitution de la Russie en tant qu’Etat, le premier président russe, Boris Eltsine, a été tenté de justifier à nouveau l’ingérence de Moscou dans les affaires des pays voisins. Il a inventé l’expression « étranger proche » pour désigner ces Etats qui certes étaient devenus indépendants et souverains, mais qui étaient tellement liés par la géographie, l’histoire, la culture à la Russie, que celle-ci devait avoir son mot à dire sur leur destin. Toutefois, la Russie n’était pas alors en mesure de s’opposer à l’adhésion à l’OTAN et à l’Union européenne des anciennes démocraties populaires et des Etats baltes.
La « doctrine Poutine » se fonde sur l’existence d’une sorte de diaspora russe apparue à la fin de l’URSS. Avec l’indépendance des ex-républiques soviétiques, 25 millions de Russes se sont retrouvés hors des frontières de la Russie. Il est du devoir de la Russie de veiller aux intérêts de ces Russes et russophones, disait déjà en 1994 dans une conférence avec des Allemands le futur président russe, alors qu’il n’était qu’adjoint au maire de Saint-Pétersbourg. C’est au nom de cette « protection » de ses « concitoyens » que Vladimir Poutine est intervenu en Géorgie en 2008 et intervient aujourd’hui en Ukraine. C’est au nom de cette même « doctrine » qu’il a déclaré sans fard que le Kazakhstan, où les Russes représentent 25% de la population, était un Etat artificiel. Des minorités russes existent aussi en Estonie et en Lettonie, ce qui, théoriquement, pourrait fournir à la Russie un prétexte pour des « missions humanitaires ».

Une force d’intervention rapide

Quelle peut-être la réponse occidentale ? Au cours des deux dernières décennies depuis la fin de la guerre froide, l’OTAN se cherchait une raison d’être. La défense territoriale des Etats européens contre les visées agressives éventuelles de l’URSS n’était plus à l’ordre du jour. Les Occidentaux et les Russes n’étaient pas encore tout à fait des partenaires mais ils ne se « considéraient plus mutuellement comme des adversaires », selon l’Acte fondateur OTAN-Russie de 1997.
La dernière doctrine stratégique de l’OTAN, adoptée en 2010, après de longues discussions mentionnait certes toujours la dissuasion nucléaire et la défense des Etats membres, mais elle tenait compte des nouvelles missions « hors zone » que l’organisation s’était attribuées (en Afghanistan par exemple), et de la lutte contre le terrorisme.
La crise ukrainienne a remis l’objet originel de l’OTAN au centre des préoccupations. Ce d’abord celles des pays qui ont appartenu soit à l’URSS soit au « camp socialiste » et qui ont une frontière commune avec la Russie. Ces pays ont le sentiment que leur sécurité est menacée par la politique « révisionniste » de Vladimir Poutine. Pour la première fois en effet, mis à part le cas de la Géorgie qu’on peut considérer comme spécifique, les frontières ont été modifiées par la force, à son profit, par une puissance européenne.
En visite à Tallinn, Barack Obama a souligné que les membres de l’OTAN étaient protégés par l’article 5 de la Charte de Washington qui a créé l’OTAN en 1949. « Il n’y a pas d’anciens et de nouveaux membres [de l’Alliance atlantique], a déclaré le président américain dans la capitale de l’Estonie. L’article 5 est clair comme du cristal : une attaque contre l’un est une attaque contre tous ». Et d’ajouter : « La défense de Tallinn, de Riga, de Vilnius est aussi importante que la défense de Berlin, de Paris et de Londres. »
Cet engagement ne dit rien sur la nature de la riposte éventuelle. Pour consolider leur sécurité, les « nouveaux » Etats membres de l’OTAN auraient souhaité que des contingents alliés stationnent sur leur territoire. Ce serait contraire aux dispositions de l’Acte fondateur OTAN-Russie, qui proscrit une présence « permanente » et « substantielle » de l’OTAN chez les adhérents les plus récents. Il ne s’agit en fait que d’une déclaration d’intention des Occidentaux « dans les circonstances actuelles », c’est-à-dire celles de 1997.
Certains pays de l’OTAN, comme l’Allemagne, ont insisté sur le respect de cet engagement pour ne pas « provoquer » la Russie. Les Polonais et les Baltes ont cependant obtenu la création d’une force d’intervention rapide de trois à cinq mille hommes. Pour que cette force soit opérationnelle en « deux ou trois jours », des dépôts d’armes et de matériel seront prépositionnés chez les nouveaux membres.

Un no man’s land sécuritaire

Mais qu’en est-il des pays de l’entre-deux, de la « zone grise » ? C’est le cas de l’Ukraine. Certes, le président Obama a laissé la porte de l’OTAN ouverte à la Moldavie, la Géorgie et l’Ukraine. Mais leur adhésion n’est pas pour demain. Entretemps, ces Etats se trouvent dans un « no man’s land sécuritaire » dont la Russie a profité en 2008 en Géorgie et actuellement en Ukraine. C’est le retour de la politique de « l’endiguement ». Les Occidentaux affirment être décidés à interdire à Vladimir Poutine de s’en prendre à des Etats membres de l’OTAN mais acceptent implicitement de laisser un vide de sécurité pour ceux qui n’ont pas encore adhéré et dont, en fait, la majorité des membres actuels ne souhaitent pas l’adhésion. La Russie s’est attaqué à deux Etats dont le rapprochement avec l’OTAN avait été refusé et qui donc ne bénéficiaient pas de la protection de l’article 5 : la Géorgie et l’Ukraine. La seule promesse qui leur est faite concerne une aide économique et un soutien dans leurs efforts pour créer un Etat de droit.
La question de savoir s’il aurait osé arracher l’Ossétie et l’Abkhazie à la Géorgie et la Crimée, plus peut-être la région du sud-est, à l’Ukraine, si ces deux Etats avaient été membres de l’OTAN, appartient à l’indécidable. De même que la question de savoir si les Occidentaux auraient réagi plus vigoureusement. D’une certaine manière, la protection des uns fait le malheur des autres.
Ce vide sécuritaire au centre de l’Europe crée une instabilité dont Vladimir Poutine peut profiter, pour imposer aux Américains et aux Européens la négociation d’une nouvelle architecture de sécurité européenne dont les règles seraient largement dictées par Moscou, vingt cinq ans après la fin de la guerre froide.