Peut-on envisager que le Royaume-Uni revienne sur sa décision de quitter le Royaume-Uni ?
Nous avons adopté au Parlement européen une résolution très claire. Pour nous, le Royaume-Uni a organisé un référendum qui est clairement en faveur du départ. La question qui était posée, sans entourloupe, était : « Voulez-vous rester (remain) ou voulez-vous partir (leave) ? ». Le leave a gagné avec à peu près 52% des voix et un taux de participation extrêmement élevé. Le message qui nous a été envoyé doit être pris au sérieux. Nous sommes prêts à respecter la démocratie. Si les Britanniques se rendent compte de la décision extrêmement grave, nuisible pour eux-mêmes, qu’ils ont prise et si eux-mêmes décident d’envoyer officiellement un autre message aux institutions européennes et aux partenaires, ce sera différent. On a tendance à tout le temps reprocher à l’Europe de ne pas être au clair et d’obliger les peuples à revoter. Je crois que ce n’est pas ça. C’est que, dès qu’on prend au sérieux les conséquences d’un tel acte, y compris le camp qui a plaidé pour le départ, on est saisi d’une sorte d’effroi.
Le camp du leave avait quelques bons arguments, je suis prête à l’admettre, mais il a aussi menti à grande échelle sur l’argent qui serait récupéré par le Royaume-Uni. Au moment où la décision est prise, on se rend compte que c’est une bande d’amateurs qui n’a même pas réfléchi à ce qui va se passer le jour d’après. On a affaire à un mélange de légèreté et de superficialité qui est quand même tout à fait consternant venant d’un grand pays dans lequel il y a une tradition de raison et de pragmatisme.
Comment analysez-vous le résultat du référendum ?
Il y a dans ce vote des éléments qui devraient faire réfléchir l’Union européenne et des éléments qui renvoient à un certain nombre de défaillances nationales. Les Britanniques ont voté sur des sujets européens et sur des sujets qui ne l’étaient pas, comme on l’a vu dans d’autres référendums, y compris en France.
Les sujets européens, c’est par exemple la libre circulation des personnes. Un certain nombre de Britanniques se plaignent qu’il y ait trop de ressortissants d’Europe centrale et orientale (des Polonais, des Roumains, des Hongrois) venus, à la faveur de leur entrée dans l’Union européenne, chercher du travail au Royaume-Uni. Beaucoup d’études ont montré que ces personnes contribuent en fait à la prospérité générale. Elles sont là légalement, elles paient leurs impôts mais ça a créé dans la population un certain nombre de problèmes.
Quand on a ouvert les frontières aux pays d’Europe centrale et orientale, la France et l’Allemagne ont demandé une période transitoire de dix ans, de manière à ce que les niveaux de vie s’équilibrent un petit peu et que l’impact soit moins grand. A l’époque Tony Blair a refusé en invoquant les bienfaits de la libre circulation. C’est là qu’on voit qu’il y a des raisons européennes mais elles tiennent aussi à la façon dont le gouvernement britannique de l’époque a géré cette question.
L’Union européenne a pu faire des erreurs, elle s’est construite dans des conditions qui n’étaient pas totalement démocratiques, et là le camp du leave soulevait un problème réel : qui décide en Europe ? Les citoyens choisissent-ils les gens qui décident pour eux ? Mais on voit aussi qu’il y a au Royaume-Uni un problème social, un problème de développement, parce que vous avez des régions très déshéritées, d’anciens centres industriels dans lesquels les gens ont moins de perspectives qu’à Londres ou en Ecosse. Dans ces régions-là, les gens ont massivement voté pour quitter l’Union européenne, probablement parce que leur situation personnelle est une situation de détresse ou d’inquiétude.
Ce qui est quand même incroyable, c’est que personne ne dise que les compétences économiques et sociales sont très largement des compétences des Etats, donc s’il y a un problème d’aménagement du territoire dans des régions en voie de désindustrialisation, si on n’a pas offert de perspectives à ces gens-là, il y a peut-être une part de responsabilité européenne, mais il y a aussi la conséquence de politiques qui ont été menées au niveau de Londres et du Royaume-Uni.
Vous êtes très critique dans votre dernier livre, Goodbye Europe, sur l’arrangement conclu entre l’Union européenne et le Royaume-Uni avant le référendum pour tenter d’éviter le Brexit
On est parti sur un mauvais pied. Lorsque M. Cameron a fait son premier discours, le 23 janvier 2013, dans lequel il a dit : voilà, l’Europe telle qu’elle se fait ne va pas, le Royaume-Uni ne s’y sent pas bien, je vais m’engager dans une renégociation et je soumettrai le résultat à référendum parce qu’il me semble qu’il faut clarifier les choses, il y avait une part juste dans ce qu’il disait, par exemple que l’Europe n’est pas sur la bonne voie, qu’elle est en train de se faire distancer par d’autres régions du monde, qu’il y a un malaise des populations. C’est la partie qui aurait mérité un peu plus d’attention parce que c’est vrai non seulement pour le Royaume-Uni mais pour nous tous.
Il y avait par contre des choses absolument hallucinantes dans ce qu’il racontait. Il disait notamment une chose qui m’a beaucoup préoccupée, c’est que la démocratie ne peut pas exister dans un autre cadre que national, et personne ni à Bruxelles ni à Paris ni à Berlin ni nulle part n’a cru bon de devoir lui dire que c’était faux puisqu’on a déjà un Parlement et que surtout, en admettant même que le Parlement européen ne fonctionne pas bien, quelle est l’alternative ?
En fait ce qu’il proposait était une impasse. Il fallait lui dire : on a entendu le message, il y a des réformes à faire mais elles ne peuvent pas être faites uniquement à partir de ta shopping list. Je ne vois pas pourquoi nos pays n’ont pas dit : nous souhaitons le maintien du Royaume-Uni dans l’Union européenne mais nous avons, nous aussi, des points à discuter et on va en parler entre adultes, calmement et intelligemment. On est censé être dans une union démocratique, coopérative, personne ne doit dicter ses conditions aux autres.
D’autant plus que le traité prévoit qu’un pays peut sortir, il ne prévoit pas qu’un pays peut faire chanter ses partenaires en disant : retenez-moi ou je fais un malheur, si vous ne me donnez pas exactement ce que je veux, je m’en vais. Quand on entre dans des chantages, en général, dans les relations humaines, ça se passe mal. Même s’ils avaient obtenu tout ce qu’ils voulaient, ça n’aurait pas suffi. Le malaise britannique ne se règle pas par des concessions faites par une nuit sans lune au Conseil européen de la manière dont cela a été fait.
Le Royaume-Uni ne pourrait-il pas obtenir un statut comme celui de la Norvège ou de la Suisse ?
Ce qui me gêne, c’est qu’il y a trois choses dont les Britanniques ne veulent plus. Premièrement, ils ne veulent plus la libre circulation des personnes, qui est une des quatre libertés fondamentales de l’Union européenne. Deuxièmement, ils contestent leur contribution au budget, ils trouvent que c’est de l’argent gaspillé. Enfin l’un des slogans du camp du leave, c’était : on va reprendre le contrôle de nos propres lois, on ne va pas appliquer des textes faits ailleurs. Compte tenu de ces trois éléments clés du débat, les solutions acceptées par des pays comme la Norvège ou la Suisse seraient inacceptables par les Britanniques puisque cela reviendrait pour eux à continuer à contribuer au budget communautaire, à continuer à avoir la libre circulation des personnes et à appliquer des règles en n’étant même plus dans le processus de décision. Ils y perdraient sur tous les plans.
Il faudra leur proposer d’avoir des relations constructives parce que c’est dans l’intérêt de tout le monde mais il faut aussi qu’ils se déterminent avec un minimum de cohérence. Tous les signaux qu’ils nous ont envoyés laissent plutôt penser qu’on devrait aller vers la fin du marché unique, la fin de la libre circulation, la fin des contributions et donc vers un statut de pays tiers par rapport à l’Union européenne.
Vous évoquez dans votre livre le grand défi identitaire que doit relever l’Europe
L’Union européenne paie une concomitance dans le temps entre sa propre construction et l’apparition de la mondialisation telle que nous la connaissons. Nous vivons depuis quelques décennies dans un monde très différent de celui qu’ont connu nos parents ou nos grands-parents, avec l’émergence de nouvelles puissances, avec l’expansion démographique, avec le sursaut d’une radicalité islamiste, sous diverses combinaisons qui vont du wahabisme à d’autres. Nos sociétés sont confrontées à des phénomènes qui vont bien au-delà de l’Europe. L’Europe a été vendue pendant longtemps – et c’était une belle idée, à laquelle il faudrait revenir - comme une protection, un sentiment d’appartenance, on disait : il y a la préférence communautaire, vous avez un espace à l’intérieur duquel vous avez plus vocation à commercer, à échanger, et vous avez tout autour une frontière qui créera une différence entre l’intérieur et l’extérieur.
Je ne considère pas que nos sociétés ont une identité immobile et immuable, je dis simplement que si les personnes modérées, ouvertes, ne s’occupent pas de la question de l’identité, n’apportent pas de réponse, ne rassurent pas les gens, ne leur offrent pas des perspectives solides en termes d’emploi et de développement personnel, dans ces cas-là nous ouvrons la voie à tout un tas d’outrances, de mensonges.
Ce qui est certain c’est que devons recréer un sentiment d’appartenance, ce qu’on appelle en allemand d’un très joli mot le « sentiment de former un nous », non pas un « nous » agressif vis-à-vis du reste du monde mais un nous dans lequel nous nous sentons à l’aise, en mettant en avant ce que nous avons en commun, par exemple le rejet de la peine de mort, l’égalité hommes-femmes, la non-discrimination entre les personnes selon leur orientation sexuelle. Tout cela devrait être beaucoup plus valorisé pour que les Européens se sentent Européens et si nous ne gagnons pas la bataille de l’appartenance à un ensemble commun, nous aurons beaucoup de mal à justifier les concessions qu’il faut faire pour que cet ensemble commun survive.
Quand on ne travaille pas à surmonter des préjugés ou des difficultés identitaires, on les renforce. Rappelez-vous ce qui a été fait avec l’Allemagne. La réconciliation franco-allemande, c’était tout sauf évident. En quoi a-t-elle consisté ? Elle a consisté pendant des années à investir massivement dans la formation des jeunes, dans l’apprentissage des langues, dans les jumelages. Si on veut rapprocher des êtres humains qui ne se sentent pas spontanément proches, il faut s’en donner les moyens. Et en Europe c’est ce qui a beaucoup manqué ces dernières années.
Faut-il remettre en chantier les institutions européennes ?
On a un système fondé sur un équilibre entre la souveraineté des Etats, qui sont représentés au Conseil européen, et la souveraineté des peuples, qui élisent directement le Parlement européen. La Commission est comme une chauve-souris, elle a à la fois un rôle politique et un rôle d’autorité neutre. Elle a peut-être atteint les limites de ce qu’elle peut faire. Mais dans ce cas-là, puisque les Etats sont les maîtres des traités, si on n’est pas content avec la Commission telle qu’elle est, changeons-la mais cessons de la vouer aux gémonies sans permettre au système d’évoluer.
Ces dernières années, et à mon sens c’est une erreur gravissime, la Commission s’est politisée au mauvais sens du terme, c’est-à-dire qu’on y retrouve à l’intérieur les jeux de pouvoir entre les socialistes et la droite qui paralysent les choses. La nature intrinsèque de la Commission, c’est de défendre l’intérêt général européen. Si on continue à croire qu’on va faire une Europe des citoyens, une Europe qui a le sens de son intérêt collectif, par l’addition des décisions nationales, on se trompe.
Pourquoi Jean Monnet a-t-il eu l’idée de créer cet organe un peu bizarre qu’est la Commission ? Parce qu’il avait été le secrétaire de la Société des nations, une magnifique idée, qui était de créer, après la première guerre mondiale, une organisation dans laquelle les Etats viendraient coopérer et, par un effet de génie collectif, le fait de les mettre ensemble, chacun derrière son panneau avec son petit drapeau national, serait susceptible de créer le sens de l’intérêt commun, qui est de préserver la paix. Tout le monde sait comment ça s’est terminé, vous n’avez aucune organisation internationale fondée sur ce principe qui ait jamais marché. On a une flopée d’exemples. Ce système de coopération que les souverainistes vendent comme la panacée, ça ne fonctionne pas. Pourquoi ? Parce que, chacun étant uniquement préoccupé de son intérêt particulier ne fait pas les concessions nécessaires pour que prévale l’intérêt collectif.
Propos recueillis par Thomas Ferernczi