Les cinq scénarios Juncker pour sortir l’UE de son immobilisme

Jean-Claude Juncker, président de la Commission, propose, au nom de l’exécutif européen, d’engager une réflexion collective sur l’avenir de l’Union, qui fête ce mois-ci les soixante ans du traité de Rome. Il présente cinq scénarios possibles pour les dix années à venir, qui vont du maintien du statu quo au renforcement de la coopération, en passant par l’hypothèse d’une Europe à plusieurs vitesses. Il demande aux Etats membres de se prononcer clairement, au terme d’une discussion de deux ans, afin de mettre fin aux incertitudes qui paralysent la construction européenne.

Jean-Claude Juncker à la Commission européenne le 1er mars
John Thys/AFP

Au moment où l’Union européenne, née en 1957 sous le nom de Communauté économique européenne (CEE), célèbre son soixantième anniversaire dans le doute et la morosité, le président de la Commission, Jean-Claude Juncker, lance une vaste réflexion sur son avenir pour tenter de la remettre en mouvement. Dans un livre blanc qu’il soumet à la discussion collective, il invite les Etats membres à dire clairement ce qu’ils attendent de la construction européenne, jusqu’où ils sont prêts à aller dans le partage de leurs souverainetés et comment ils envisagent leur future coopération avec leurs partenaires. Le président de la Commission a en tête un calendrier précis, qui devrait aboutir, au terme d’un large échange de vues, à un accord entre les Vingt-Sept, après le départ du Royaume-Uni, sur une relance de l’UE à l’occasion des élections européennes de juin 2019.

Jean-Claude Juncker a d’ores et déjà annoncé qu’il ne serait pas candidat à sa succession dans deux ans, ce qui lui donne plus de liberté pour conduire le débat avec les gouvernements européens. Ceux-ci sont appelés à sortir de leur immobilisme prudent pour exprimer enfin avec netteté l’idée qu’ils se font de l’Europe dans les années à venir et la manière dont ils entendent répondre à l’euroscepticisme grandissant de leurs opinions publiques. « Il est temps pour une Europe unie à Vingt-Sept de construire une vision pour son avenir », affirme le président de la Commission, pour qui « l’heure est à l’initiative, à l’unité et à la détermination commune ». Les Etats membres doivent prendre leurs responsabilités face aux difficultés de toutes sortes que traverse l’UE. « Nous avons l’avenir de l’Europe entre nos mains », conclut Jean-Claude Juncker.

Rétablir la confiance, répondre à la mondialisation

Pour le moment, nombreux sont ceux qui jugent cet avenir sombre ou incertain. Beaucoup d’Européens, reconnaît le livre blanc, considèrent que l’UE « est trop éloignée de leurs préoccupations » ou qu’elle « interfère trop dans leur vie quotidienne ». D’autres remettent en question sa valeur ajoutée et demandent ce qu’elle fait pour améliorer leur niveau de vie. « Bien trop nombreux sont ceux qui jugent que l’UE n’a pas été la hauteur de leurs attentes lorsqu’il a fallu gérer la pire crise financière, économique et sociale de l’après-guerre ». L’Europe, rappelle le document, a vu sa place dans le monde se réduire et sa puissance économique relative diminuer. Aussi est-il légitime de s’interroger sur le « hiatus » entre les attentes des citoyens et la capacité de l’UE d’y répondre. Si le projet européen « jouit encore d’un vif soutien », celui-ci « n’est plus inconditionnel ». Comment rétablir la confiance dans un environnement marqué par la crise des réfugiés, par la guerre aux portes de l’Europe, par le terrorisme ? Comment répondre au défi de la mondialisation ou à la force des nationalismes ?

Le président de la Commission rejette le « choix binaire » proposé par certains entre « plus » ou « moins » d’Europe. Cette approche est, selon lui, « trompeuse et simpliste ». Il préfère présenter « un éventail plus large, allant du statu quo au bond en avant, partiel ou collectif, en passant par un changement de champ d’action et de priorités ». Cet éventail détaille cinq scénarios qui illustrent la manière dont l’UE pourrait évoluer d’ici à 2025 sous l’influence de divers facteurs tels que l’impact des nouvelles technologies sur la société et l’emploi, les menaces qui pèsent sur la sécurité ou la montée des populismes. « Soit nous nous laissons emporter par ces tendances, soit nous nous en saisissons et nous profitons des nouvelles perspectives dont elles sont porteuses ». Ces scénarios, précise le document, ne s’excluent pas mutuellement.

Cinq scénarios pour les dix années à venir

Le premier consiste à « s’inscrire dans la continuité », ce qui passe notamment par un renforcement du marché unique, par des investissements dans le numérique, les transports, l’énergie, par l’amélioration du fonctionnement de la monnaie unique, par la lutte contre le terrorisme, par la coopération en matière de défense. Le deuxième scénario, « rien d’autre que le marché unique », implique que l’UE se recentre sur le marché unique, dont le bon fonctionnement devient sa « principale raison d’être », qu’elle renonce à exprimer une volonté commune en matière de migration, de défense ou de sécurité, qu’elle limite sa capacité d’agir collectivement, au risque d’un nivellement par le bas en matière de normes sociales et environnementales. Le troisième scénario, « ceux qui veulent plus font plus », est celui d’une Europe à plusieurs vitesses qui permet à des coalitions de pays d’aller plus loin dans des domaines spécifiques (défense, sécurité, fiscalité, justice, affaires sociales).

Dans le quatrième scénario, « faire moins mais de manière efficace », l’UE concentre ses efforts sur des domaines d’action choisis où elle peut obtenir des résultats rapides et cesse d’agir là où sa valeur ajoutée lui semble moindre. La répartition des responsabilités entre l’Union et les Etats devient plus claire mais la difficulté est de trouver un accord sur les domaines qui seront jugés prioritaires. Le livre blanc cite l’innovation, la sécurité, la migration, la défense, l’antiterrorisme.
Enfin, le cinquième scénario, « faire beaucoup plus ensemble », relève de l’option fédérale, même si le mot n’est pas employé. Il consiste à « mettre en commun davantage de pouvoirs, de ressources et de processus décisionnels dans tous les secteurs » et d’organiser la coopération « à des niveaux sans précédent » dans tous les domaines. Seul problème : « le sentiment que l’UE manque de légitimité ou a acquis trop de pouvoirs au détriment des autorités nationales risque d’aliéner certains pans de la société ».

« La méthode des petits pas ne fonctionne pas »

Face à cet ambitieux appel à la réflexion collective, les premières réactions sont venues du Parlement européen, où les eurodéputés socialistes français ont fait part de leur « déception ». Ils reprochent en effet au président de la Commission, en proposant cinq options, de laisser les Etats décider au lieu de présenter sa propre vision politique. Sur le fond, ils estiment que le scénario n°1, « s’inscrire dans la continuité », et le scénario n°4, « faire moins mais de manière plus efficace », ne sont pas crédibles. « Cette méthode des petits pas ne fonctionne plus », affirment-ils. Le scénario n° 2, « rien d’autre que le marché unique », est à leurs yeux « le pire ». « Sans convergence, notamment sociale et fiscale, le marché unique n’a aucune raison d’être, aucun avenir », soutiennent-ils. Restent le scénario n°3, « ceux qui veulent plus font plus », et le scénario n°5, « faire beaucoup plus ensemble ». Le scénario n°3, expliquent-ils, « n’a jamais été notre idéal mais nous y sommes prêts ».

Toutefois, c’est le scénario n°5 qui a leur préférence. « Nous attendons de la France qu’elle s’empare de ces propositions pour enfin changer et refonder l’Europe », déclarent-ils, avant de se dire « convaincus qu’une Europe refondée est le seul moyen de défendre nos valeurs et faire face aux défis et menaces du XXIème siècle ». Le débat est ouvert. La Commission se propose de le nourrir en publiant, dans les prochains moins, des documents de réflexion sur la dimension sociale de l’Europe, sur l’approfondissement de l’Union économique et monétaire, sur la maîtrise de la mondialisation, sur l’avenir de la défense européenne et sur celui des finances de l’UE. « Bruxelles » est au travail et entend le faire savoir.