Madame la présidente, mesdames et messieurs les membres de la Commission,
nous vous écrivons après avoir passé de nombreuses années à des postes de responsabilité dans les services de la Commission, à la DG Commerce et ailleurs, car tout en voyant la situation en tant qu’anciens directeurs généraux et autres hauts fonctionnaires, nous la voyons aussi depuis l’extérieur, établis comme nous le sommes maintenant un peu partout en Europe. Nous souhaitons vous dire notre profonde préoccupation de voir la crise sanitaire et économique déboucher sur une remise en cause des acquis de la construction européenne. La politique commerciale commune en est l’un des principaux ainsi que la réalisation du marché intérieur. Les deux seront mises à rude épreuve. Or, cela n’est pas inévitable, pourvu que la Commission soit prête à saisir le défi et à le transformer en nouvel acquis.
Lorsque l’Union sortira de la crise sanitaire, elle sera confrontée à une crise économique bien plus importante que celle qui a décimé l’industrie dans de nombreux États membres après 2008/2010 mais le risque encouru par l’Union en tant que construction politique sera encore plus grave. Les stratégies de relance passeront par de larges contributions publiques, sous forme de dons ou de crédits, tant au sein de l’Union que dans les pays tiers. Or, les capacités nationales diffèrent largement, tant au niveau de nos Etats membres qu’entre l’Union et ses principaux partenaires. D’où le risque de graves distorsions de concurrence. La Commission devra y faire face, tant à l’intérieur que sur le plan externe. Sur le plan interne, l’Union devra assurer une relance équilibrée entre ses Etats membres en complétant les capacités nationales de relance par un financement solidaire. Elle devra aussi assurer un équilibre entre petites et moyennes entreprises et les plus grandes dans l’ensemble des secteurs industriels et des services. Le financement européen du travail à temps partiel est un bon exemple à cet égard.
Des actions rapides et fortes
Sur le plan de nos relations avec le monde extérieur, apparaissent déjà une série d’asymétries à notre désavantage : les concurrents étrangers, notamment en Chine et aux États-Unis, recevront des subventions massives, souvent sans obligation de remboursement, à l’inverse de l’Europe ; nos instruments européens qui devraient aider à égaliser les conditions de concurrence internationale (pour atteindre un « level playing field ») sont plus lents et moins puissants que ceux de nos concurrents ; certains pays étrangers sortiront plus tôt de la crise que l’UE et seront en mesure de prendre nos parts de marché, parfois de façon irréversible.
Or, nos procédures sont lentes et peu de fonctionnaires sont employés à les gérer. Cette « asymétrie » peut être éliminée par la volonté politique, en raccourcissant nos procédures anti-dumping et antisubventions de façon conséquente (leur longueur excessive dépend de nous, pas des règles de l’OMC) et en transférant des ressources humaines à la gestion de ces instruments. Des actions rapides et fortes seront indispensables dans l’immédiat, sans mettre en cause notre engagement d’ouverture des échanges. Sinon, notre avenir industriel et donc économique sera gravement menacé dans tous les domaines qui sont la garde avancée de la nouvelle économie, p.ex. le digital, les télécommunications/5G, les transports (industrie et services), les médicaments, etc. Les mesures adoptées doivent naturellement aider notre industrie à se transformer une fois sortie de la crise, pas à rester inactive.
Certaines de ces mesures ne peuvent pas être adoptées du jour au lendemain. Toutefois, l’Europe, la Commission, peut aussi agir dans l’urgence, ayant recours à d’autres instruments existants, notamment aux mesures de sauvegarde que la Commission peut appliquer littéralement sans délai. C’est une question de volonté politique, consistant à appliquer sans états d’âme les instruments qui existent. Or, ce qui ne sera pas fait au niveau européen risque fort de l’être sur le plan national car les Etats membres pourront légitimement recourir à l’adoption de mesures de sauvegarde à la frontière en l’absence d’action au niveau européen, dans le désordre et au détriment de la politique commerciale commune et des conditions de base pour le marché intérieur, éléments essentiels de la construction européenne, créant des distorsions importantes entre Etats membres.
Les graves lacunes de la politique commerciale
Il y va de notre avenir économique, donc de l’emploi, de la protection du modèle social européen, et aussi de nos ambitions climatiques et de transformation écologique. Les objectifs du « green deal » demeurent essentiels et devraient trouver leur traduction aussi par les moyens mobilisés pour la relance, en évitant en même temps une « fuite carbone » vers d’autres pays. A quoi bon de nouvelles politiques industrielles, de concurrence ou climatiques sans industrie ou avec des pans entiers de notre industrie affaiblis ?
La crise du Covid 19 et ses suites vont rendre encore plus manifestes les graves lacunes de la politique commerciale de l’Union et leurs conséquences : absence de réciprocité de la part des pays tiers et en premier lieu de la Chine dans l’accès au marché et aux achats publics, réactions trop faibles vis-à-vis des pratiques ‘’déloyales’’ de la Chine, y compris les disproportions énormes entre le soutien chinois à ses industries et le nôtre ; impuissance de l’OMC à faire appliquer les règles existantes, d’en adopter de nouvelles, plus adaptées au monde actuel, voire à se réformer avant de connaître le sort de la Société des nations. Il appartient à l’Europe de relancer les approches multilatérales mais nous ne réussirons pas à le faire avec les vieilles recettes.
L’idée de l’Europe et le principe de « solidarité européenne » ont été malmenés pendant la crise, et nous saluons, Madame la présidente, vos rappels insistants à ce propos. Seule la Commission sera à même de contrecarrer les tendances centrifuges et égoïstes des Etats membres. L’opinion publique ne comprendrait pas que « l’Europe » n’agisse pas dans l’immédiat si tel ou tel secteur économique était menacé de disparition à la sortie de la crise sanitaire.
On dit que « les choses ne pourront pas continuer comme avant ». Soit, mais il faut le prouver en étant prêt à sortir de nos approches lentes et parfois empreintes d’un excès de juridisme.
Les faiblesses de nos systèmes de santé
Quant à la question des médicaments et de l’équipement médical, la Commission pourra et devra agir sur base d’un vaste consensus public. Pour le citoyen européen, y compris pour nous, il est incompréhensible que l’Europe importe 80% des ingrédients actifs de ses médicaments et de l’équipement médical depuis la Chine et l’Inde et que cette dépendance ait mis en péril les vies de milliers de personnes lorsque ces sources se sont taries. La crise a fait ressortir les faiblesses de nos systèmes de santé, tant sur le plan des capacités hospitalières que des disponibilités d’équipements de protection et de réserves adéquates de médicaments et dispositifs (masques, blouses, etc.) essentiels. La prochaine pandémie arrivera et il s’agira d’être mieux organisé pour y résister. Le secteur médical devrait être traité comme le secteur de la défense militaire, comme une activité essentielle à notre sécurité, où une grande partie de la production sera assurée chez nous et dans des pays sur lesquels nous pourrons compter en cas de crise. Tel n’est manifestement pas le cas aujourd’hui.
Un autre sujet brûlant concerne les chaînes d’approvisionnement qui se sont révélées très fragiles dans des secteurs clés. Il nous semble qu’il appartient en premier lieu à l’industrie européenne de réévaluer ces risques, mais la Commission devrait participer à de telles réflexions à l’échelle de notre continent.
Il importe de mettre de côté les vieilles controverses entre les tenants des thèses libérales et ceux qui prônent une certaine protection. L’Europe a besoin de mesures pragmatiques, prises dans l’immédiat ou en tout cas très vite, mais qui ne constituent pas en tant que telles un changement philosophique car nous devons demeurer un continent ouvert, mais aussi un continent aux yeux ouverts, prêt à défendre ses intérêts et son avenir, prêt à prendre le leadership pour ranimer les approches multilatérales.
Madame la présidente, mesdames et messieurs les membres de la Commission, nous formons le vœu que ces réflexions puissent vous être utiles.
* Mogens Peter Carl est ancien directeur général du commerce et de l’environnement, Riccardo Perissich ancien directeur général de l’industrie, John Bruton ancien Taoiseach et ambassadeur de l’Union à Washington, Karl Falkenberg ancien directeur général de l’environnement, Michel Servoz ancien directeur général de l’emploi et des affaires sociales, Pierre Defraigne ancien chef de cabinet et directeur général adjoint du commerce, Nicolas Théry ancien directeur de cabinet, Gérard Depayre ancien directeur général adjoint du commerce, Pierre-Jacques Larrieu ancien chef d’unité à la fiscalité et l’union douanière.