Menaces sur l’OMC

L’Organisation mondiale du commerce (OMC) traverse une grave crise qui pourrait entraîner son effondrement. Celle-ci est la conséquence de forces profondes à l’œuvre depuis plusieurs années : fatigue de la libéralisation, rejet de la globalisation, refus de toute dose de supranationalité. Elle tient aussi à l’attitude des Etats-Unis et de la Chine, qui paralyse son fonctionnement. Ancien haut fonctionnaire à la Commission européenne, ancien négociateur de l’entrée de la Chine dans l’OMC, Gérard Depayre appelle à la reprise du dialogue avec Washington et à une présence accrue de l’UE à Genève, siège de l’organisation.

Le Commaire européen au commerce Phil Hogan le 16 janvier 2020
JOHN THYS/AFP

Apres l’OTAN, c’est au tour de l’OMC d’être en état de mort cérébrale. Ce sont d’abord les fonctions de négociation et de régulation de l’OMC qui, depuis 2008 et l’échec du Doha Round, ont été - à l’exception près de l’Accord sur la Facilitation des Echanges - paralysées. (En témoigne, par exemple, l’incapacité de ses membres à se mettre d’accord sur une prohibition des subventions à la pêche illégale). Et cela en dépit de la tentative de passage au plurilatéralisme depuis Buenos Aires pour contourner le blocage de la fonction de négociation et des efforts de renouvellement de l’agenda de l’OMC.
Cette paralysie a aussi gagné le travail des Comités attachés à chacun des Accords de Marrakech. Ces Comités, qui jusqu’il y a une dizaine d’années jouaient un rôle peu visible, mais important, dans la clarification des règles, la résolution de litiges, et aussi comme incubateurs de nouvelles règles ou d’amendements à celles existantes, ne se réunissent plus maintenant, sauf pour un ou deux d’entre eux, que par routine, très brièvement, et pour des discussions de peu de substance.

L’attitude des Etats-Unis et de la Chine

Après la paralysie de ces deux fonctions, c’est maintenant au tour du règlement des différends, considéré comme la clef de voûte de l’OMC, d’être gravement atteint. À la suite du refus des Etats Unis, depuis 2016, de renouveler les membres de l’Organe d’appel (OA) dont les mandats venaient à expiration, celui-ci, réduit à un seul membre après l’expiration en décembre du mandat de deux des membres restants, n’est plus en mesure de fonctionner. Et ce que l’on sait des intentions américaines donne à penser que cette situation durera.
Il semble bien en effet que l’objectif des Etats Unis en bloquant les nominations à cet Organe était non de faire pression sur les autres membres pour en obtenir la réforme, mais de mettre fin à son activité. Certes on dit qu’en accord avec le DG de l’OMC, les Etats Unis songent à la mise en place d’un système d’arbitrage -différent de celui proposé par l’UE- permettant aux parties de faire appel des décisions des panels. Mais ce système serait optionnel, les arbitres seraient désignés par le DG. On en reviendrait ainsi à un dispositif proche de celui prévu par le GATT, où, après la décision des panels, c’était aux parties de trouver entre elles une solution au litige. En d’autres mots, le système de règlement des différends ne serait ‘’binding’’ que si les parties y consentaient, ce qui affaiblirait évidemment la capacité de l’OMC à faire appliquer les jugements des panels.
S’y ajoutent les multiples violations des règles de l’OMC par les Etats Unis, dont il serait très étonnant qu’elles ne fassent pas école, et la prise de conscience que la Chine, non seulement a largement ignoré une partie des engagements qu’elle avait pris dans son protocole d’accession à l’OMC, mais qu’elle semble même s’en écarter de plus en plus en renforçant l’intervention de l’Etat dans son économie.

Le système menacé d’effondrement

Des membres incapables de se mettre d’accord sur l‘adaptation et le renforcement nécessaires des règles, des Comités qui ne jouent plus leur rôle, une branche judiciaire amputée de son organe d’appel, des conflits entre ses principaux membres avec échange de rétorsions massives, l’OMC traverse donc une crise qui fait craindre pour son avenir. Certes les Etats Unis, s’ils souhaitaient l’arrêt de l’OA et exigent une série importante de réformes de l’OMC, ne semblent pas vouloir sa disparition ou en sortir. Des circonstances contingentes - telles qu’un panel sur une question systémique défavorable aux Etats Unis et l’impossibilité de faire appel - pourraient toutefois fournir l’étincelle qui dans le contexte actuel serait capable d’entraîner l’effondrement du système.
Voilà l’état alarmant dans lequel l‘OMC, un ‘’bien commun’’, dont tous ont tiré des bénéfices immenses, se trouve aujourd’hui.
A cela s’ajoute le caractère orphelin de l’organisation face à l’absence totale d’alternative crédible au leadership américain qui ne veut plus s’exercer. L’Europe jusqu’à maintenant n’était nulle part ou pas toujours là où il faudrait ; la Chine profite à fond du système mais ne veut pas payer pour ; l’Inde a conclu que le multilatéralisme obérait ses marges de manœuvre pour la conduite d’une stratégie de développement autonome. Tous les autres bénéficiaires du système sont soit trop petits soit passagers clandestins.

A qui la faute ?

Il est clair, d’abord, que cette crise est en grande partie la conséquence de forces profondes qui sont à l’œuvre depuis plusieurs années : fatigue de la libéralisation, rejet croissant de la globalisation, réticence accrue à toute forme de coopération internationale, et surtout refus de ce qui implique la moindre dose de supranationalité, comme l’OA.
De latente, cette crise est devenue ouverte lorsque l’administration Trump a, dès son arrivée au pouvoir, eu recours, sous le prétexte de défendre les intérêts américains, à des méthodes brutales, en violation flagrante des règles de l’OMC, et indignes d’un pays qui fonctionne sur la base de la ‘’rule of law’’. Tout en critiquant violemment les méthodes d’interprétation de l’OA, en bloquant le renouvellement de ses membres, et en en réclamant la réforme, les Etats Unis se sont soustraits à toute discussion sur le contenu d’une telle réforme, rendant ainsi inévitables l’arrêt du système, et l’impasse qui en résulterait.
Mais l’UE et, plus spécifiquement la Commission, ne sont pas exemptes de responsabilité dans cette situation. Jusqu’il y a peu, la Commission a en effet nié obstinément, et contre toute évidence, qu’il y ait le moindre problème avec l’OMC et les interprétations de l’OA. Si elle a soudainement changé de position en 2018 et s’est engagée avec plusieurs pays dans une réflexion sur une réforme de l’OMC, elle est restée ambivalente sur l’urgence et le contenu d’une telle réforme et surtout sur la nécessité d’une réforme de l’OA. Il y a peu encore un fonctionnaire de la Commission disait à un fonctionnaire d’une administration nationale ‘’qu’il n’y avait aucune substance dans les critiques de l’administration américaine contre l’Organe d’appel.’’

Ne pas nier l’évidence

Sur ces deux sujets, nier, comme l’UE l’a fait, la réalité des problèmes c’était nier l’évidence. Comment peut-on nier par exemple que, depuis 2008, l’OMC est quasiment paralysée, alors qu’elle n’est pas parvenue et paraît incapable aujourd‘hui de parvenir à aucun accord de substance dès lors que le sujet est quelque peu controversé ; que ses Comités sont pour la plupart d’entre eux en sommeil et ne jouent plus leur rôle de contrôle de l’application des accords ; que les pratiques du capitalisme d’Etat chinois, et les déséquilibres croissants qu’il engendre, font peser des tensions de plus en plus difficilement soutenables sur le fonctionnement du système ; et que les règles de l’OMC, telles qu’interprétées par l’OA, ne permettent pas de capturer pleinement les distorsions résultant de ces pratiques ?
Comment, encore, peut-on nier que le système du ‘’traitement spécial et différencié’’ nécessite un réexamen à la lumière de l’évolution très différente des pays se réclamant du statut de pays en développement ? Est-il, par exemple, légitime que la Chine continue de se prévaloir de ce statut, et, ce faisant, rende quasiment impossibles les négociations dans lesquelles une différenciation s’impose dans les obligations imposées aux membres selon leur niveau de développement ?
Concernant l’OA, comment pouvoir nier que, par une interprétation à la fois restrictive et allant au-delà de la lettre des règles en matière de défense commerciale (antidumping, antisubventions, clause de sauvegarde), il ait affaibli considérablement ces instruments, notamment vis-à-vis de la Chine ? Comment, par exemple, admettre les arrêts de l’OA dont les conclusions reviennent à obliger les autorités anti-dumping et anti-subvention à calculer le dumping ou le subventionnement chinois sur la base des prix domestiques chinois, alors que ces prix sont notoirement faussés par les interventions du gouvernement ? De même, est-il acceptable que la jurisprudence de l’OA rende pratiquement impossible le recours à la Sauvegarde ?

Différence de conception

Il y a certes une différence de conception du rôle de l’OA entre l’Europe, qui le considère comme un Tribunal d’appel, et même comme une Cour Suprême, semblables à ceux existant dans un système judiciaire national, et les Etats Unis qui y voient un organisme aux fonctions plus étroites, celles uniquement de résoudre les conflits entre membres, sans ajouter ou retrancher aux droits et obligations conférés aux parties par l’Accord concerné. Si l’on peut comprendre le souci de l’UE d’une plus grande rigueur et sécurité juridique dans la conduite des procédures de règlement des différends, la vision qu’elle défend ne tient pas compte de la nature particulière des règles de l’OMC. Sans aller aussi loin que les USA qui n’y voient qu’un contrat entre membres, on ne peut nier qu’il s’agit de règles élaborées par des négociateurs et non par des législateurs, comportant de nombreux vides (gaps), imprécisions et ambiguïtés, et qui de ce fait ne se prêtent pas au type d’analyses et d’interprétations allant souvent au-delà des textes (‘’far reaching’’) qu’a pratiquées l’OA. (Ceux qui en douteraient une seconde n’ont qu’à tenter de lire des ‘’rulings’’ de l’OA. D’une complexité qui les rend totalement incompréhensibles pour un non initié - et même parfois pour les initiés - ils créent plus souvent la confusion et la controverse qu’ils ne clarifient les règles de l’OMC.)
Dans ce contexte, il est réconfortant d’apprendre, au moment où ces lignes sont écrites, que le commissaire Hogan a décidé de ‘’réinitialiser notre relation avec les Etats Unis’’ avec qui ‘’nous partageons des objectifs communs sur le commerce’’, et aussi de dire clairement - ce qu’il qualifie de changement de politique - ‘’que l’Europe partage les préoccupations des Etats Unis sur l’OA qui a sur-interprété les règles de l’OMC’’. ‘’Quant à l’OMC elle-même, nous (l’UE) défendons un système international de résolution des conflits, fondé sur des règles, mais au bout de 25 ans d’existence il est normal de vouloir le réformer.’’

Reprendre le dialogue

Une reprise du dialogue avec les Etats Unis ne garantit cependant pas une sortie de crise rapide. Les obstacles à un retour à la normale du fonctionnement de l’OMC restent en effet considérables tant les désaccords et divergences d’intérêts entre les grands acteurs sont importants.
A quoi peut-on donc s’attendre ?
Comme mentionné précédemment, il semble que les Etats Unis, aussi mécontents soient ils du fonctionnement du système multilatéral, ne veulent ni sa disparition ni en sortir. Il semble plutôt que, dans l’attente d’une réforme majeure qu’ils considèrent indispensable, ils en feront une utilisation à la carte – ‘’cherry picking’’ –, c’est-à-dire qu’ils s’appuieront sur ses règles ou recourront à ses procédures lorsqu’ils le considèreront de leur intérêt ; et au contraire, qu’ils en dénonceront le caractère insuffisant ou inéquitable lorsqu’ils en seront mécontents. Le risque serait alors que le système soit à la merci des caprices américains. C’est pourquoi une reprise du dialogue avec Washington et une présence accrue de l’UE à Genève sont d’une importance capitale.
Quant à la réforme de l’OMC, on connait maintenant la stratégie de négociation de l’Administration Trump : jouer la crise pour forcer ses partenaires à s’asseoir à la table de négociation. On peut donc craindre un pourrissement de la situation, notamment vis à vis de la Chine. Il est, dans ces conditions, très difficile de savoir si cette crise se dénouera et comment. Mais, au risque de se répéter, il est clair qu’une présence accrue de l’UE à Genève serait hautement bénéfique.