Neige épaisse sur les écrans

Un journaliste du Guardian, Luke Harding, a été expulsé de Russie le 5 février. Cela a ravivé le débat sur le contrôle des medias exercé par les autorités russes. Cette expulsion a officiellement été motivée par des violations répétées des règles de la procédure migratoire russe, ce qui met en relief la précarité de la situation des journalistes qui couvrent des sujets sensibles, en particulier le Caucase du Nord, qu’ils soient russes ou étrangers. Bien que leur emprise sur les medias étrangers soit sensiblement plus réduite que sur les medias nationaux, les pouvoirs en place n’en réussissent pas moins à faire transmettre à l’extérieur une image incomplète et parfois faussée de la Russie, en plus du fait de brouiller l’image du pays à leur guise à l’intérieur.

Après deux mois d’absence, Luke Harding s’est vu interdire l’accès au territoire russe lors du contrôle des passeports à l’atterrissage de l’avion à Moscou. Moins d’une heure après, le journaliste anglais repartait à Londres avec le premier avion, son passeport en main avec la mention « annulé » apposée sur le visa russe, initialement valable jusqu’en mai 2011. La raison de cette annulation n’a pas été fournie à M Harding par les autorités russes, mais celui-ci l’a mis sur le compte des articles écrits durant ses quatre années en poste à Moscou, dénonçant notamment la corruption de l’appareil de l’Etat, le lien entre les forces de l’ordre et le crime organisé, la politique du gouvernement dans le Caucase, l’aliénation de la liberté de la presse et les abus du système judiciaire. C’est seulement le 8 février au soir que le Ministère des Affaires Etrangères russe a publié un communiqué expliquant cette interdiction par une série d’infractions aux règles de l’exercice de l’activité de correspondants étrangers commises par M Harding.

La présence des journalistes étrangers en Russie est en effet soumise à un régime migratoire strict et très bureaucratique. M Harding ne s’est pas conformé à ce régime en quittant le territoire de la Russie fin 2010 sans avoir au préalable retiré sa carte de correspondant étranger. Auparavant, l’Anglais avait visité sans autorisation préalable la péninsule de Yamal, en 2009 à la place d’un collègue du Guardian, ainsi que l’Ingouchie en avril 2010 sur invitation du chef de la république Evkurov. Le déplacement des correspondants étrangers dans certaines régions dites « restreintes » (au public, s’entend) de la Russie requiert l’obtention de quatre à cinq types d’accréditations préalables de la part des autorités russes.

Comme l’URSS d’antan

La question se pose alors de savoir s’il est possible pour un journaliste de rendre compte de la situation dans ces régions alors qu’il ne peut conduire un travail d’investigation sur place, sans parler des contraintes qui peuvent peser sur lui-même et ses interlocuteurs lors de déplacements si soigneusement planifiés à l’avance. Cette situation n’est d’ailleurs pas sans rappeler les visites de l’URSS d’antan, toujours en groupe, suivant un programme préétabli et sous la protection rapprochée des autorités bienveillantes. Quel que soit le degré de liberté des medias étrangers, ils ne peuvent pas décrire ce qu’ils ne peuvent pas voir, et, à l’inverse, ne peuvent décrire que ce qu’ils voient, autrement dit, ce qu’on veut bien leur montrer.

Les déplacements sont certes plus faciles pour les journalistes russes, ce qui n’implique pas pour autant une plus grande liberté dans leurs investigations. Ces journalistes subissent de fortes pressions pour ne pas aller trop loin, poser les bonnes questions et écrire des articles lissés. Ceux qui contreviennent à la règle le payent de leurs carrières, de leurs biens et, parfois, de leurs corps. Le cas le plus retentissant fut celui d’Anna Politkovskaya, assassinée en 2006, qui avait conduit des enquêtes sur les liens entre la Russie et la Tchétchénie. En 2008, ce fut un militant écologiste et rédacteur en chef d’un journal indépendant, Michael Beketov, qui avait enquêté sur l’autoroute reliant Moscou à Saint-Pétersbourg via la forêt de Khimki, qui fut sauvagement battu ; il a été amputé d’une jambe, a subi un grave traumatisme crânien et a perdu l’usage de la parole. En novembre 2010, Oleg Kashine, journaliste politique du quotidien russe Kommersant, qui avait couvert les protestations anti-Kremlin, fut attaqué à coup de barre de fer. Les auteurs de ces crimes restent mystérieusement introuvables.

La pression sur les journalistes russes est d’autant plus facile à exercer que la majorité des grands medias nationaux est sous contrôle gouvernemental, direct ou indirect. C’est surtout vrai des chaînes de télévision ; la presse écrite est un peu plus libre, bien que touchant un auditoire plus restreint, ou peut-être grâce à ça. Lorsque prévenir les critiques ne suffit pas, les autorités ont recours à la censure des émissions en diffusion directe en interrompant le programme, ou encore à des coupes sauvages des émissions enregistrées. Le plus souvent cependant, point n’est besoin de recourir à des actions de ce genre, les journalistes russes ayant depuis longtemps appris à s’autocensurer. Les salaires confortables des journalistes de la télévision publique contribuent fortement à cette autocensure. Le contrôle des medias constitue également une arme clé pour la propagande du régime en place.

Le plus libre, Internet

Internet reste la sphère de communication la plus libre en Russie. La toile russe fleurit de nombreux blogs, touchant notamment à la politique et la société russe. Bien que ces blogs ne soient pas censurés à proprement parler par l’Etat, à l’exception de la censure technologique qui existe dans le Caucase, ils restent sous étroite surveillance. La méthode la plus douce reste l’utilisation de brigades spéciales qui s’immiscent dans le blog pour exprimer et soutenir la position officielle. Les autres méthodes consistent notamment en des attaques de pirates informatiques ou encore des procès contre les bloggeurs. L’intervention de l’Etat est facilitée par la loi, qui exige depuis 1998 que tous les fournisseurs d’accès à internet installent un système de surveillance qui permet un accès illimité du FSB au profil des utilisateurs et un contrôle du trafic. Dans ce contexte, l’hostilité à toute censure d’Internet récemment clamée par le président russe Dmitri Medvedev à Davos apparaît comme décalée. Une véritable censure serait d’ailleurs inopportune si on prend en considération le fait que seule une faible part de la population russe s’intéresse à la politique et que les blogs qui lui sont dédiés n’ont qu’une répercussion limitée.

Les medias étrangers et les organisations internationales ne se laissent cependant pas berner, ils critiquent régulièrement la Russie pour son autoritarisme et dénoncent l’absence de liberté de la presse et le manque de protection des journalistes. Le décryptage détaillé en a récemment été fourni par la publication des notes diplomatiques des Etats-Unis sur le site de WikiLeaks. Bien que ne pouvant pas influencer l’opinion à l’étranger, les hauts dignitaires du gouvernement russe n’en conduisent pas moins des actions de communication auprès des medias non russes, le plus souvent pour leur indiquer que chaque système a ses spécificités, autrement dit leur demandant de se mêler de ce qui les regarde. L’exemple le plus récent a été celui du premier ministre russe Vladimir Poutine qui s’est exprimé en ce sens à l’occasion du célèbre Larry King show, en réponse aux critiques publiées sur WikiLeaks.

Bien que les medias russes soient loin d’être libres selon les standards occidentaux, leur situation s’est sensiblement améliorée depuis la chute de l’URSS et reste supérieure aux autres pays de niveau de développement comparable. La Russie n’en était pas moins dénoncée en 2009 par la Fédération Internationale des Journalistes comme l’un des pays les plus dangereux pour les journalistes. Bien que des travers existent aussi dans les pays les plus développés, notamment aux Etats-Unis sous la deuxième présidence de George Bush, la Russie a encore un long chemin à faire sur le chemin de la liberté de la parole. Celle-ci est protégée par la constitution russe, qui reste malheureusement lettre morte, comme de nombreuses lois et règles fondamentales du pays, et se heurte chaque jour à la corruption et à la peur rampante.