Nucléaire iranien : dans les coulisses d’une longue et tumultueuse négociation

Face à la volonté de l’Iran de développer son industrie nucléaire, à des fins civiles et probablement militaires, les puissances occidentales – l’Europe d’abord, les Etats-Unis ensuite – n’ont cessé de rechercher les termes d’un accord qui favorise le maintien de la paix. Un tel accord a été conclu en 2015 mais moins de trois ans plus tard le président Trump a décidé d’en sortir. L’ancien diplomate François Nicoullaud, décédé en 2021, raconte dans son dernier livre l’histoire de la longue négociation qui l’a précédé et celle des relations nucléaires franco-iraniennes.

Depuis que Donald Trump a dénoncé en mai 2018 le compromis conclu en juillet 2015 avec l’Iran pour écarter la menace d’un armement atomique de la République islamique, le processus de négociation est en panne. « Un protocole d’accord est sur la table, a déclaré le 13 novembre l’ancien ministre français des affaires étrangères Jean-Yves Le Drian au Journal du dimanche, mais il est bloqué par l’Iran, où les centrifugeuses continuent de tourner, ce qui rapproche chaque jour Téhéran de la capacité de se doter de l’arme nucléaire ». Comme le souligne l’ancien président français François Hollande dans son livre Bouleversements (Stock, 2022), la décision de Donald Trump a rompu unilatéralement un accord « âprement négocié par Barack Obama » et « patiemment élaboré en dix années de discussions complexes ».

Ces dix années de discussions laborieuses et, pour finir, frustrantes sont décrites en détail par l’ancien ambassadeur de France en Iran François Nicoullaud (1940-2021) dans un ouvrage qui entraîne le lecteur dans les coulisses d’une longue et tumultueuse négociation, que l’auteur remet en perspective en présentant la politique nucléaire de Téhéran, d’abord sous le règne du Chah puis sous celui des ayatollahs, et en examinant plus particulièrement, dans ce domaine sensible, les relations entre la France et l’Iran depuis la seconde guerre mondiale. Le titre de son essai, Des atomes, des souris et des hommes, emprunte au poète écossais Robert Burns (1759-1796), après le célèbre roman de John Steinbeck (1902-1968), ces vers mélancoliques :
« Les meilleurs projets des souris et des hommes
tournent souvent mal
et ne nous laissent que chagrin et douleur
pour la joie promise ».

De Gaulle, un modèle

Pour François Nicoullaud, tout commence en novembre 1944 lorsque Charles de Gaulle, président du gouvernement provisoire de la République française, rencontre à Téhéran le jeune souverain Mohammad Reza Pahlavi, sur le trône depuis trois ans. La conversation porte sur le redressement du pays. Elle laissera une impression durable sur l’empereur. « Tout au long de son règne, le général de Gaulle restera pour le Chah un modèle, et sa politique nucléaire, en particulier, une source d’inspiration », écrit l’auteur, qui ajoute : « Le Chah perçoit très tôt l’intérêt de la maîtrise de l’énergie atomique comme attribut de modernité et de puissance ». Il n’est pas encore question d’acquérir la bombe, même si l’ancien président de la République Bani Sadr (1933-2021) affirmera à François Nicoullaud, en 2019, que le Chah a entretenu une coopération secrète avec Israël en vue de se doter de l’arme nucléaire. En attendant, Téhéran signe en 1968 le traité de non-prolifération nucléaire. « Il est clair pour l’Iran et un certain nombre de pays signataires tels que l’Allemagne et le Japon, écrit l’auteur, que la renonciation à l’acquisition de la bombe atomique leur offre en contrepartie le droit d’accéder sans entraves à toutes les technologies du nucléaire, si sensibles qu’elles puissent être ».

Les années 70 seront celles des « grandes espérances » pour « une ambitieuse coopération nucléaire » entre la France et l’Iran. Pourquoi le Chah multiplie-t-il les gestes favorables à la France ? Pour trois raisons, estime François Nicoullaud. D’abord par souci de ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier en se liant exclusivement aux Etats-Unis ou à l’Allemagne. Ensuite du fait de son admiration pour le général de Gaulle. Enfin parce qu’il ne parvient pas à convaincre Washington de sa renonciation à tout projet militaire. Officiellement, Téhéran entend développer un programme civil.

Mais en 1974 l’Inde procède à une explosion atomique et le Pakistan s’apprête à l’imiter. Le Chah, qui se demande s’il a eu raison de signer le traité de non-prolifération, tient alors des propos ambigus. Il rappelle à l’ORTF qu’il a proposé « une zone non nucléaire dans notre partie du monde ». Il ajoute « A l’heure actuelle où je vous parle, je suis encore de cet avis ». Le journaliste : « Vous dites à l’heure actuelle ? ». Le Chah : « A l’heure actuelle ». Le journaliste : « Qu’est-ce qui peut vous faire changer d’avis ? ». Le Chah « Si n’importe quel petit pays ridicule commence à avoir des armes atomiques ».
Un de ses proches confiera à François Scheer, ancien secrétaire général du Quai d’Orsay : « Bien évidemment, si le Chah s’est engagé dans cette coopération avec la France, c’est qu’il avait dans l’idée qu’elle permettrait à l’Iran d’accéder à la possession de la bombe ».

L’avènement de Khomeyni

En 1979, l’ayatollah Khomeyni prend le pouvoir à Téhéran. S’ouvre l’époque des « contentieux de sang ». La coopération est rompue, les contrats suspendus. Le ministre des affaires étrangères, Sadegh Ghotbzadeh, fait publiquement état de l’intention de l’Iran d’abandonner toute ambition nucléaire. L’ayatollah Khomeyni n’a-t-il pas déclaré que « l’atome vient de Satan » ? En 1984 pourtant un service de renseignement occidental, en l’occurrence allemand, se dit convaincu que l’Iran a décidé de se doter de l’arme nucléaire et estime à deux ans le délai dans lequel la République islamique pourrait en disposer. Les Américains se préoccupent de voir que l’Iran a commencé à relancer son programme nucléaire. Pendant cette période, la France se désintéresse du nucléaire iranien.

En 2002, les Moudjahedines du peuple, opposants au régime, révèlent l’existence de deux sites nucléaires secrets, dont l’usine d’enrichissement d’uranium de Natanz, ce que confirme à Washington l’Institut pour la science et la sécurité internationale (ISIS). « Il est certain que la perspective d’acquisition d’un armement nucléaire par l’Iran est une préoccupation pour tout le monde », déclare Jacques Chirac en 2003 tandis que le G8 affirme : « Nous ne resterons pas indifférents aux conséquences, en termes de prolifération, de l’état d’avancement du programme nucléaire de l’Iran ». Les ministres des affaires étrangères de France (Dominique de Villepin), d’Allemagne (Joschka Fischer) et du Royaume-Uni (Jack Straw) obtiennent du négociateur iranien, Hassan Rouhani, secrétaire du Conseil national suprême de sécurité, la suspension des activités d’enrichissement. C’est l’accord de Paris, signé en 2004. Mais la suspension ne dure pas. En 2005, avec l’élection de Mahmoud Ahmadinejab à la présidence, la ligne dure l’emporte.

L’ouverture décisive

Dès lors la négociation se déplace au Conseil de sécurité des Nations unies. Commencent les dix années de discussions dont parle François Hollande. « Dix ans ponctués d’annonces sur l’imminence de la bombe iranienne, ponctués aussi d’espoirs éphémères, à chaque vague de sanctions, de voir la République islamique mettre un genou à terre », écrit François Nicoullaud. « Nous demandons à l’Iran des garanties objectives sur la caractère pacifique et civil de son programme nucléaire, c’est-à-dire en particulier la renonciation à toute activité de production de matières fissiles », déclare Jacques Chirac tandis que George W. Bush explique : « Notre politique est de les empêcher d’acquérir la capacité de développer l’uranium enrichi au point où ils seraient capables de fabriquer une arme nucléaire ». « Une seule question compte, c’est la suspension des activités nucléaires sensibles », confirme le ministre français des affaires étrangères, Philippe Douste-Blazy.

De part et d’autre, on se dit qu’il est temps de sortir de l’impasse. Lentement, la diplomatie finit par l’emporter. « Chacun connaît les contours du compromis qui éviterait le pire », souligne l’auteur : acceptation par le monde extérieur des activités d’enrichissement de l’Iran, mais à un niveau plafonné à 5%, suffisant pour les usages industriels, et loin des hauts enrichissements d’intérêt militaire ;
application des contrôles sur l’ensemble du territoire iranien, et non plus sur les seules installations déclarées ; et, de l’autre côté, levée progressive des sanctions.

Barack Obama relance dans le plus grand secret sa quête d’une solution négociée. Les Américains acceptent un programme d’enrichissement limité et contrôlé. Ils ne font plus de la suspension des activités sensibles un préalable à la négociation. C’est l’ouverture décisive. A Téhéran, le modéré Hassan Rouhani succède, en 2013, à Mahmoud Ahmadinejab à la présidence du pays. Cette nouvelle donne permet la signature, en juillet 2015, de l’accord de Vienne, qui entre en vigueur en janvier 2016 avant d’être déchiré en mai 2018 par Donald Trump.

François Nicoullaud, qui fut associé au cours de sa carrière à plusieurs épisodes de cet interminable feuilleton, en raconte avec talent les péripéties. Il se met lui-même parfois en scène, sans dissimuler certaines de ses divergences avec le Quai d’Orsay. Sa mort prématurée ne lui a pas permis d’achever son manuscrit, mais ses proches ont repris le flambeau pour la période 2010-2015 en reprenant des textes parus sur son blog ou dans la presse. Son récit est une belle illustration du difficile travail de la diplomatie lorsqu’elle fait face à des crises qui menacent la paix du monde.

François Nicoullaud, Des atomes, des souris et des hommes, préface de Pierre Joxe, Maisonneuve & larose nouvelles éditions/hémisphères éditions, Paris, 2021