Progrès et limites de la politique de défense commune

La „coopération structurée permanente“ dans le domaine de la défense européenne, connue en anglais sous le sigle PESCO, a progressé au cours des dernières années. Mais des divergences importantes demeurent entre les Etats-membres de l’UE. Si certains se disent favorables à une politique commune et vont même, comme Emmanuel Macron et Angela Merkel, jusqu’à parler d’une armée européenne, la plupart d’entre eux n’envisagent pas de transférer aux institutions communautaires la responsabilité d’un domaine qui demeure au cœur des souverainetés nationales.

UE : coopérations permanentes structurées en matière de défense commune
D’après Karte:Nord Nord West.Lizens Creative Commons by-sa3.0 de

PESCO : est-ce la nouvelle formule magique pour l’Europe ? Pour l’Union européenne ? Pour l’intégration européenne ? Une formule qui peut aider à gagner des voix aux elections européennes qui vont avoir lieu du 23 au 26 mai prochain ? PESCO (Permanent Structured Cooperation) n’est qu’une abréviation élégante du terme anglais pour la „coopération structurée permanente“, un terme compliqué du Traité de Lisbonne qui n’enthousiasme guère. Jacques Delors, le président de la Commission européenne à la fin des années 80, avait demandé à la Communauté européenne de l’époque de faire appel aux sentiments des Européens, car „personne ne tombe amoureux du marché intérieur“. Aujourd’hui cet appel vaut pour la „coopération structurée permanente“ – ce n’est vraiment pas un slogan qui attire les gens.

PESCO contient toutefois des éléments qui permettent de créer des possibilités d’action élargies dans le développement d’une politique étrangère et de sécurité commune. Mais derrière cette formule sympathique se cachent aussi encore des divergences importantes que les nations doivent surmonter tôt ou tard si PESCO devait réussir. De quoi s’agit-il alors ? Et qu’est-ce que PESCO a à voir avec les élections européennes ? D’une part, bien peu ; le Parlement européen qui sera élu n’a que très peu de compétences formelles dans le domaine de la politique étrangère et de sécurité. D’autre part, beaucoup, car ces élections, effectivement, ont une signification majeure pour l’avenir de l’Union européenne, de l’intégration européenne en général.

PESCO semble ouvrir une voie de secours pour une Union européenne, qui se trouve confrontée à un nombre de défis en profondeur et en parallèle à l‘intérieur d’elle-même (Brexit, zone Euro inachevée, migration non réglée, nationalisme renaissant). Dans cette situation, un accord dans le domaine de la politique de sécurité et de défense, PESCO, peut apparaître comme une lumière à la fin du tunnel.

Face aux défis venus de Chine, de Russie ou des Etats-Unis

Les défis pour l’Europe, venant de l’extérieur, ne sont-ils pas évidents ? D’une Chine qui cherche à s’établir comme grande puissance économique et stratégique au niveau global ; d’une Russie revancharde qui cherche à regagner sa place au sein des grandes puissances, et qui ne refuse pas d’utiliser des armes pour y arriver ; d’un „dealmaker“, un homme d’affaires qui s’appelle lui-même un „génie stable“, qui occupe maintenant la Maison-Blanche à Washington et qui se moque de ses alliés et de ses amis ? Pourquoi ne pas se concentrer sur l’évident, quand il est difficile d’avancer sur les autres chantiers ? Car PESCO, la politique de sécurité et de défense de l’Union, n’est pas une fin en soi, mais fait partie d’une idée plus grande qui est l’idée de l’intégration européenne. Les élections européennes donnent l’occasion de débattre de la finalité et des actions de l’Union européenne dans un sens large.

Un rappel de l’histoire récente peut aider à mesurer l’impact de ces échéances électorales. Il y a exactement 40 ans, au mois de juin 1979, les citoyens des pays membres de la Communauté européenne de l’époque avaient, pour la première fois, l’occasion d’élire directement leurs députés au Parlement européen, leur parlement commun. Un tel parlement n’existe nulle part ailleurs. Ce parlement n’est pas non plus une simple assemblée consultative, comme l’assemblée parlementaire de l’Otan par exemple, dont font partie des députés délégués par les parlements nationaux et qui se réunissent deux fois par an pour adopter des résolutions.

Le Parlement européen, un vrai législateur

Ce Parlement européen est une assemblée permanente qui dispose de vraies compétences législatives – peut-être pas assez ou pas les compétences qu’il faudrait, mais, en tout cas, depuis le traité de Lisbonne, des compétences élargies. Ce Parlement européen est un vrai législateur, même s’il n’est pas le seul de l’Union et même s’il ne l’est pas, surtout, dans le domaine de la politique de sécurité et de défense. Mais ces élections sont extrêmement importantes pour déterminer le rôle de ce parlement et sa place au sein des institutions de l’UE. Il est vrai, les débats sur une „finalité politique“ de l’Union, une „Union politique“ dont ferait partie naturellement une politique de sécurité et de défense commune, ont disparu des discours publics. Pourtant, l’avenir de l’UE est en jeu – et même la question de l’existence de ce parlement est sur la table.

L’extrême droite, autour du ministre italien de l’intérieur, Matteo Salvini, et de son homologue autrichien du FPÖ, du Rassemblement National de Marine Le Pen, de l’AfD allemande et d’autres partis de ce côté de l’échiquier politique, proclame ouvertement son intention de transformer l’UE de fond en comble. Ils ne parlent plus, comme l’avait fait Marine Le Pen dans sa campagne présidentielle en 2017, du „Frexit“ ou de tout autre „exit“. Les nationalistes veulent prendre en charge l’UE et la mettre au régime. C’est dans ce sens là que ces élections seront un test pour le destin du Parlement européen et de l’UE, même si les nationalistes n’obtiennent pas la majorité.

Il ne faut pas l’oublier non plus, l’UE est née de la catastrophe qui a commencé il y a exactement 80 ans quand l’Allemagne nazie, le 1er septembre 1939, a commencé à attaquer et à occuper ses voisins ; et des lecons que les puissances occidentales ont tirées après leur victoire dans cette Deuxième guerre mondiale quand elles ont offert à la jeune République fédérale d’Allemagne, fondée il y a exactement 70 ans au mois de mai 1949, de prendre place parmi elles, au sein de la Communauté européenne du charbon et de l’acier, lancée par Robert Schuman le 9 mai 1950. L’histoire de réconciliation, de coopération et d’intégration après guerre et occupation, cela fait partie de l’ADN de l’UE.

Pour une „vraie armée européenne“

La mémoire de 1919, quand les traités de paix de Versailles, St. Germain, Trianon, etc. ont formellement mis fin à la Première guerre mondiale il y a 100 ans, compte toujours, particulièrement en Europe centrale et dans les Balkans, où les empires multinationaux se sont effondrés et des Etats nouveaux ont été créés, avec des frontières qui n’étaient et qui ne sont toujours pas reconnues par tous. Mais à l’Ouest aussi, Français et Allemands ont compris que la paix de 1919 n’a pas vraiment établi la paix.

Ce n’est pas un hasard si le président Emmanuel Macron a choisi le 6 novembre 2018, quand il a visité les champs de bataille en France et commémoré le 100ème anniversaire de l’armistice du 11 novembre 1918, pour demander la création d’une „vraie armée européenne“ : „On ne protègera pas les Européens, si on ne décide pas d’avoir une vraie armée européenne“, a-t-il dit ce jour-là dans une interview diffusée par Europe 1. „Face à la Russie qui est à nos frontières et qui a montré qu’elle pouvait être menaçante, on doit avoir une Europe qui se défend davantage seule, sans dépendre seulement des Etats-Unis et de manière plus souveraine.“ Une semaine plus tard seulement, devant le Parlement européen, la chancelière Angela Merkel a prononcé la même demande. « Nous devons développer une vision qui nous permette, un jour, d’avoir une vraie armée européenne », a-t-elle dit dans l’hémicycle de Strasbourg. « Une telle armée serait une démonstration au monde qu’il n’y aura plus de guerre entre pays européens. Et elle serait une armée qui sera un complément utile à l’Otan, sans mettre en question les liens avec l’Otan ».

Au cœur de la souveraineté nationale

Dans les discours politiques, les paroles sont belles. Le rapport entre l’UE actuelle, l’histoire sur laquelle elle repose, et son avenir, qui demande une politique de défense, une „armée européenne“ même, y est d’actualité. Mais la pratique politique est bien plus compliquée et beaucoup moins brillante. C’est la raison pour laquelle PESCO ne sera pas un thème pour la campagne électorale. Car, tout de suite, la question serait posée de savoir quel rôle les députés européens auraient à jouer en la matière. Or, personne, ni à Paris, ni à Berlin, ne souhaite, au moins actuellement, qu‘une institution communautaire comme le Parlement européen ait un mot important à dire dans ce domaine qui est au cœur de la souveraineté nationale. Pour ces questions hautement sensibles, les nations souhaitent garder leur responsabilité exclusive.

Ainsi, les règles du fonctionnement de PESCO font en sorte que cela ne change pas. PESCO, créée par décision du Conseil le 11 décembre 2017, est une coopération entre 25 Etats-membres (le Danemark ne participe pas à la politique de sécurité et de défense commune – opt-out ; Malte a décidé de ne pas participer à PESCO ; et la Grande Bretagne quitte l’Union) qui se sont engagés formellement à se soutenir mutuellement avec la réalisation de projets, définis en commun, pour améliorer leurs capacités militaires. Ce sont, en général, des projets qui visent à augmenter les dépenses d’investissement et les rendre plus efficaces, à harmoniser entre eux les besoins militaires, à renforcer la disponibilité de forces projetables, à combler les manques de capacités et à développer de projets d’armement communs.

C’est au Conseil, la représentation des Etats-membres, que revient le rôle de donner une orientation stratégique à PESCO et de décider l’établissement d’une liste des projets que les Etats-membres proposent. (Il est à noter ici, qu’il n’existe pas de conseil des ministres en format „défense“ ; c’est le conseil en format „affaires étrangères“, présidé par la Haute Représentante, qui invite, deux fois par an, les ministres de la défense à sa réunion). Non seulement ces projets sont proposés par des Etats-membres individuels, mais la participation à ces projets est strictement volontaire. Ce sont les Etats-membres engagés dans un projet particulier qui organisent leur travail entre eux et rendent rapport au conseil régulièrement.

PESCO, une structure légère et compliquée

Ainsi, la Haute Représentante est toujours au courant. Elle peut aussi faire des propositions. La gestion de PESCO au niveau de l’UE est assurée par un „secrétariat“ propre dont le Service Européen d’Action Extérieure, plus particulièrement l’état-major militaire, et l’Agence de défense européenne prennent la charge en commun. Pour financer ses activités, une petite partie seulement des fonds vient du budget de l’UE qui est soumis au contrôle du Parlement européen. La charge la plus importante revient aux pays membres participants.

Ceci veut dire que PESCO, créée 8 ans après l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne, n’est qu’une structure légère bien que compliquée, rattachée de manière ponctuelle aux institutions de l’UE. Les projets sont décidés à l’unanimité par les seules nations participantes. Le seul lien avec l’UE est le rapport annuel à remettre au conseil et l’orientation stratégique décidée par celui-ci. C’est de cette manière que l’UE essaye d’éviter les obstacles juridiques, dus au fait que les Etats-membres de l’UE, d’une part, déclarent vouloir mener une politique de sécurité et de défense commune, mais refusent, d’autre part, de transférer à l‘Union des compétences en la matière. Pour ce faire, le traité de Lisbonne devrait être modifié ou un autre traité devrait être conclu.

La liste des projets décidés aujourd’hui est impressionnante. Le conseil a validé 17 projets le 6 mars 2018, et encore 17 projets le 19 novembre 2018. Après réalisation de ces projets, les Etats-membres de l’UE vont disposer de capacités militaires plus nombreuses et meilleures. Ce sera vrai pour des systèmes d’armements, mais aussi pour des installations de formation et d’entraînement ainsi que pour des structures de soutien. L’UE avance aussi sur le chemin de la constitution d’un quartier général opérationnel. Seulement, il s’agit, jusqu’à maintenant, de projets pour créer ou améliorer des capacités militaires. Le travail permettant de développer un concept stratégique commun reste encore à faire.

L’absence d’un concept stratégique

Cette liste impressionnante des projets des 25 Etats-PESCO ne peut pas cacher non plus qu’il existe un désaccord fondamental qui, malgré l’adoption de sa „stratégie globale“ par l’UE, démontre l’absence d’un concept stratégique pour une politique de défense commune. Le format „inclusif“ de PESCO était au cœur de l’approche allemande. Berlin est fier de l’avoir obtenu et y voit une première étape vers une „union de défense“. La politique française visait une PESCO opérationnelle d’Etats-membres, limitée à ceux qui comptent parmi les plus capables militairement, comme cela est prévu par le Traité de Lisbonne. Alors, n’ayant pas obtenu une PESCO opérationnelle, Paris a proposé son „initiative européenne d’intervention“, à laquelle se sont engagés, en forme de déclaration d’intention le 25 juin 2018, neuf ministres de la défense de l’UE (l’Allemagne, la Belgique, le Danemark, l’Espagne, l‘Estonie, la France, la Grande Bretagne, les Pays Bas et le Portugal). La Finlande a suivi le 7 novembre 2018. Mais ces forces d’intervention sont organisées totalement en dehors du cadre de l’UE. Un petit secrétariat est installé à Paris.

On a donc affaire à une constellation compliquée et douteuse, juridiquement et politiquement. Celle-ci n’est pas seulement due aux différences d’intérêts et de capacités entre certains Etats-membres de l’UE, mais aussi aux divergences de vues entre eux sur les missions et les règles selon lesquels ces forces européennes devraient être employées. Ce n’est pas par hasard qu’Emmanuel Macron a suggéré, dans sa tribune du 4 mars aux citoyens européens, qu’un nouveau „traité de sécurité et de défense“ soit conclu qui prévoit une augmentation des dépenses militaires, une clause de défense mutuelle rendue opérationnelle, et un Conseil de sécurité européen associant le Royaume Uni. Une proposition restée sans réponse.

Compétences nationales ou transfert de responsabilités

Dans le domaine de la politique de sécurité et de défense, on est donc confronté à un problème majeur. D’une part, au niveau de la politique pratique, PESCO, un nombre d’accords d’une certaine importance a été conclus, qui sont compliqués et cachent, voire évitent, des divergences politiques. Mais ils permettent d’avancer. D’autre part, au niveau des déclarations politiques classiques, les leaders politiques font appel à une „Europe forte“ pour affronter ensemble des défis globaux et réels. Mais ils ne tranchent pas entre le maintien des compétences nationales existantes et un transfert de responsabilités au niveau européen.

C’est ici que les élections européennes rentrent en jeu. Certes, les progrès célébrés avec PESCO ne vont pas dominer la campagne électorale. Cela est d’autant plus vrai que le Parlement européen et les députés n’ont pas grand-chose à dire dans ce domaine. Mais la campagne devrait favoriser des débats sur des idées plus fondamentales de l’intégration européenne, de la valeur et du caractère politique de l‘Union européenne, au-delà des seules réflexions économiques. C’est ainsi que, peut-être, les clivages entre les idées et les concepts des uns et des autres peuvent être surmontés. Rome n’a pas été construite en un jour. Le socle de l’UE est bien solide. Mais où est la place pour l’annexe PESCO ? Dans le même immeuble ? Ou est-ce qu’il en faut un nouveau ? C’est une question qui, à terme ne peut pas être évitée. La campagne des européennes devrait permet d’en débattre sérieusement.

Cet article est la version française d’un article du même auteur publié dans le numéro 5/2019 du magazine allemand "Europäische Sicherheit und Technik".