Quand l’UE sanctionnait l’extrême-droite autrichienne

Il y a dix-sept ans, l’entrée de l’extrême-droite autrichienne dans le gouvernement conservateur de Wolfgang Schüssel suscitait l’indignation de l’Union européenne. Sous l’impulsion de Jacques Chirac, les quatorze partenaires de l’Autriche décidaient de mettre celle-ci en quarantaine pour l’appeler à respecter les valeurs démocratiques et à rejeter toutes les formes de racisme ou de xénophobie. Mais ils devaient renoncer sept mois plus tard à ce boycottage symbolique sur la base d’un rapport de trois « sages » qui lavait de tout reproche le gouvernement Schüssel.

Si le chef des conservateurs autrichiens, Sebastian Kurz, grand vainqueur des élections législatives, choisit de s’allier avec le FPÖ (Parti de la liberté d’Autriche), il ne sera pas le premier chancelier à gouverner avec l’extrême-droite. Le FPÖ, dont la fondation remonte à 1955, a en effet participé, dans les années 80, aux gouvernements de deux chanceliers sociaux-démocrates, Fred Sinowatz et Franz Vranitsky, avant de siéger, de 2000 à 2005, dans celui du conservateur Wolfgang Schüssel. Si sa première participation n’avait pas suscité d’émotion en Europe, la deuxième avait entraîné une vague de protestations et l’adoption de sanctions de la part des quatorze autres Etats de l’Union européenne. Il est vrai que, dans les années 80, l’Autriche n’était pas membre de l’UE (elle y est entrée en 1995) et que le FPÖ n’était pas encore devenu le parti d’extrême-droite que trois experts missionnés par l’UE définissaient, en 2000, comme un « parti populiste de droite aux caractéristiques extrémistes ».

C’est sous l’autorité de Jorg Haider, porté à sa présidence en 1986, que le FPÖ s’est radicalisé. Créé par d’anciens nazis, le parti avait en effet rapidement évolué, selon les spécialistes de l’extrême-droite Jean-Yves Camus et Nicolas Lebourg, « dans deux directions idéologiques contradictoires », celle d’un authentique libéralisme et celle d’un courant « national-allemand ». Son identité politique avait été troublée par sa participation à deux gouvernements sociaux-démocrates. « En représentant un retour aux fondamentaux, soulignent les auteurs, Jorg Haider a pu alors s’emparer de la formation ». Il va positionner le parti vers la droite nationaliste et populiste. En 1993, le FPÖ quitte l’Internationale libérale. Son programme, selon Jean-Yves Camus et Nicolas Lebourg, « frappe avant tout par son orientation à la fois nationaliste-xénophobe et ultra-libérale ».

Une coalition noire-bleue

Lorsque le parti obtient, en octobre 1999, près de 27% des suffrages aux élections législatives, derrière les sociaux-démocrates (33,15%) mais devant les conservateurs, qu’il distance de 415 voix, le nouveau chancelier, Wolfgang Schüssel, chef de file des conservateurs, choisit de s’allier avec le FPÖ, formant une coalition dite « noire-bleue ». Jorg Haider ne siège pas au gouvernement mais l’une de ses proches, Susanne Riess-Passer, devient vice-chancelière en même temps qu’elle prend la tête du FPÖ. L’Union européenne, à l’initiative de la France, s’indigne de l’arrivée au pouvoir d’un parti d’extrême-droite dans un Etat de l’Union européenne et obtient de ses partenaires qu’ils se mobilisent à leur tour contre la stratégie politique de Wolfgang Schüssel. Les dirigeants français – Jacques Chirac à l’Elysée, Lionel Jospin à Matignon - redoutent notamment que cette banalisation de l’extrême-droite autrichienne ne favorise les desseins du Front national.

A partir du 31 janvier 2000, l’UE met donc l’Autriche « sous surveillance ». Elle entend s’assurer que le gouvernement de Wolfgang Schüssel respecte scrupuleusement les valeurs démocratiques communes aux Etats membres et qu’en dépit de la présence du SPÖ il rejette fermement toute forme de racisme ou de xénophobie. Il s’agit, comme le déclare Javier Solana, haut représentant de l’Union pour la politique étrangère, d’adresser à Vienne « un message clair ». Celui-ci est assorti de trois mesures qui équivalent à une mise en quarantaine du pays : suspension des relations bilatérales entre l’Autriche et chacun de ses quatorze partenaires, refus de soutenir des candidats autrichiens à des postes internationaux, limitation au seul niveau « technique » des contacts avec les ambassadeurs autrichiens. Un geste essentiellement symbolique destiné à marquer la détermination des Européens.

La mission des trois « sages »

Après quelques mois, il apparaît qu’un tel boycottage est plutôt contre-productif. Il a pour principale conséquence de diviser les Quatorze, dont certains plaident pour une réconciliation, et de provoquer l’union sacrée du peuple autrichien, qui juge inacceptable que les grands pays de l’Union (principalement la France et l’Allemagne) prétendent décider du choix des petits pays. Par ailleurs, rien ne permet de soutenir que le gouvernement Schüssel viole l’Etat de droit et foule aux pieds les principes de la démocratie. Il faut donc en sortir. Mandat est confié à trois personnalités présentées comme trois « sages » - l’ancien président finlandais Martti Ahtisaari, l’ancien chef de la diplomatie espagnole Marcelino Oreja et le juriste allemand Jochen Frowein – d’enquêter sur la politique de l’Autriche, notamment à l’égard des minorités, des réfugiés, des immigrés, et de remettre un rapport aux Quatorze.

Ce rapport est rendu public le 8 septembre, sept mois après l’annonce des sanctions. Il conclut que les mesures mises en œuvre par les Quatorze se sont « avérées utiles », mais qu’elles iraient « à l’encontre de leur objectif » si elles ne cessaient pas, que le gouvernement autrichien n’a pas « méconnu son engagement envers les valeurs communes européennes », que le FPÖ peut être qualifié de « parti populiste de droite aux caractéristiques extrémistes » et que son évolution est « incertaine ».

Les sanctions sont levées

En conséquence, Jacques Chirac, président en exercice du Conseil européen, annonce que les sanctions sont levées mais que la nature du FPÖ et son évolution restent « un motif de sérieuse préoccupation » et qu’« une vigilance particulière » doit être exercée « à l’égard de ce parti et de son influence sur le gouvernement ». Le FPÖ se réjouit bruyamment du dénouement de cette longue crise. Jorg Haider rappelle à Jacques Chirac que « les Napoléon finissent toujours à Waterloo ». Pour Susanne Riess-Passer, le rapport établit une fois pour toutes que « toutes les insinuations et suggestions diffamatoires selon lesquelles le FPÖ serait un parti extrémiste, raciste ou fasciste sont dépourvues de tout fondement ».

Dix-sept ans plus tard, neuf ans après la mort accidentelle de Jorg Haider, en 2008, Heinz-Christian Strache, qui lui a succédé à la tête du FPÖ, a de bonnes chances d’entrer à son tour dans un gouvernement dirigé par les conservateurs autrichiens. Mais il est peu probable que l’événement entraîne en Europe des réactions aussi fortes et aussi spectaculaires qu’il y a dix-sept ans. D’abord parce que la façon dont les Européens ont réagi en 2000 reste dans les mémoires comme le souvenir d’un échec. Ensuite et surtout parce que la montée de l’extrême-droite est devenue un phénomène presque banal dans les pays de l’Union européenne. Certains de ces mouvements ont participé à des gouvernements démocratiquement élus sans que l’UE s’en émeuve vraiment. On ne voit pas pourquoi elle réagirait différemment à l’entrée du FPÖ dans le cabinet autrichien.