Russie : un plébiscite mal acquis

Vladimir Poutine a été réélu le 18 mars président de la Fédération de Russie. Il a obtenu dès le premier tour, selon les chiffres officiels, 76,69 % des suffrages, devançant le communiste Pavel Groudinine (11,77%), le représentant de l’extrême-droite Vladimir Jirinovski (5,65%) et la candidate libérale Ksenia Sobtchak (1,68%), avec un taux de participation de 67,54%. Marie Mendras, chercheure au CNRS et au Centre de Recherches Internationales de Sciences Po, conteste la régularité du scrutin. Elle réfute en particulier le slogan « Poutine ou le chaos » brandi par les partisans du président sortant. Des projets alternatifs existent, dit-elle, mais ils sont durement réprimés. Elle dédie son texte à la mémoire de Daniel Vernet, président-fondateur de Boulevard-Extérieur, disparu le 15 février.

Alexei Navalny, opposant exclu
Reuters/Sergei Karpukhin

Vladimir Poutine a été réélu le 18 mars président de la Fédération de Russie. Il a obtenu dès le premier tour, selon les chiffres officiels, 76,69 % des suffrages, devançant le communiste Pavel Groudinine (11,77%), le représentant de l’extrême-droite Vladimir Jirinovski (5,65%) et la candidate libérale Ksenia Sobtchak (1,68%), avec un taux de participation de 67,54%. Marie Mendras, chercheure au CNRS et au Centre de Recherches Internationales de Sciences Po, conteste la régularité du scrutin. Elle réfute en particulier le slogan « Poutine ou le chaos » brandi par les partisans du président sortant. Des projets alternatifs existent, dit-elle, mais ils sont durement réprimés. Elle dédie son texte à la mémoire de Daniel Vernet, président-fondateur de Boulevard-Extérieur, disparu le 15 février.

Dans la Russie d’aujourd’hui, élection rime avec confrontation. Confrontation avec la société civile et les mouvements d’opposition pendant une campagne dominée par une télévision de propagande. Confrontation avec les démocraties d’Europe et d’Amérique qui acceptent bon gré mal gré le plébiscite poutinien, mais ne tolèrent plus les actes de violence et de subversion perpétrés par Moscou.

La décision d’expulser des diplomates russes, prise le 26 mars 2018 par une vingtaine de gouvernements occidentaux, traduit cette solidarité face au danger. L’empoisonnement de Serguei Skripal et de sa fille début mars s’inscrit dans une longue liste de victimes russes sur le sol britannique : avocats, opposants, et anciens agents de renseignement. Le Brexit n’a pas freiné la riposte concertée des Européens, au contraire. Et le Kremlin a probablement été surpris de ce message fort de l’Alliance atlantique, au lendemain de la réélection de Vladimir Poutine
A un scrutin libre et concurrentiel, Vladimir Poutine a, une nouvelle fois, préféré des « élections sans choix », vybory bez vybora. La langue russe recèle des trésors de bons mots. Le nom « choix » au pluriel, vybory, signifie aussi « élections ». Depuis vingt ans, l’élection présidentielle n’est pas un choix, mais une évidence : le chef doit être plébiscité.

Faut-il rappeler que la reconduction du président russe le 18 mars 2018 n’est pas une victoire électorale franche et honnête ? Et souligner que la majorité des Russes pensent que le vote est « dirigé » ? Il n’est pas rare d’entendre des responsables locaux dire avec candeur qu’ils « ont bien travaillé », car ils ont assuré un excellent résultat au président. Certains font du zèle, et se trouvent pris la main dans l’urne… Photos et vidéos circulent par milliers sur Internet.

Fraudes et bourrages d’urnes

Selon les premières estimations des experts russes indépendants, les résultats hors fraudes et bourrages d’urnes se situent autour de 65% (et non 76%) de suffrages pour Poutine, avec une participation d’environ 58% (et non 67%). Des millions de suffrages pour Poutine ont été exprimés dans des conditions inacceptables. 5,6 millions d’électeurs ont eu le droit de voter hors de leur circonscription, sans qu’il ait été possible de vérifier s’ils avaient aussi voté dans d’autres bureaux. Près de 300 000 ont bénéficié de l’urne mobile, qui va d’appartement en appartement, sans observateur indépendant.

Enfin, une nouvelle fois, les « sultanats électoraux », selon le terme du géographe Dmitri Oreshkin, ont assuré au pouvoir un socle d’unanimisme. En Crimée, Tchétchénie, Kabardino-Balkarie, Tuva, des pourcentages aberrants ont été entérinés par la commission électorale centrale. Très peu d’observateurs ont eu la possibilité de suivre toutes les étapes du scrutin, en particulier l’écriture des procès-verbaux, souvent au crayon, et l’entrée des données dans l’ordinateur de la commission territoriale, puis la compilation par la commission électorale centrale. En revanche, ils ont pu compter le nombre de personnes se rendant au bureau de vote, et constater que la participation était beaucoup plus faible que les 90%, et plus, revendiqués.

L’élimination d’Alexeï Navalny

Une démonstration de l’arbitraire du pouvoir a été l’élimination, dès décembre 2017, de la candidature du seul opposant démocrate populaire, Alexeï Navalny, sous le prétexte d’une condamnation judiciaire. En 2016, la cour européenne des droits de l’Homme avait donné raison à Navalny, dénonçant le procès et jugeant la condamnation politiquement motivée.

Dans ces conditions, pourquoi commenter avec sérieux les résultats publiés par la très loyale commission électorale centrale ? Pourquoi disserter sur les raisons de l’unanimisme, si celui-ci est démenti par les résultats réels du vote ? Les Russes seraient-ils une espèce à part ? Préfèrent-ils vraiment participer au rituel d’applaudissement –ou le boycotter- plutôt qu’exprimer leur libre choix dans un scrutin ouvert, pluraliste, où la réélection du président sortant ne serait pas bouclée à l’avance ?

Il était troublant d’entendre et de lire les unes de nos médias français, qui annonçaient avec tambours et trompettes « le nouveau sacre de Poutine… avec 76,69% des suffrages ! », au centième près. Un monarque peut-il être sacré plusieurs fois, et par les urnes ? Et si c’est un plébiscite, devons-nous brandir les « 76,69% » généreusement attribués au chef, en place depuis dix-huit ans, et qui tire toutes les ficelles ?

Un premier argument souvent entendu est de poser que « de toute façon, il aurait gagné ». Oui, mais alors pourquoi gagner plus que nécessaire ? Pourquoi ne pas se satisfaire d’une majorité de 55 à 60% à l’échelle nationale ? Ou même jouer fair play, et accepter la possibilité d’un second tour ?

« Poutine ou le chaos »

Une seconde raison invoquée est qu’aucune alternative n’existe. Le fait d’interdire Alexei Navalny et d’autres opposants de la course, et de tourner en ridicule les « candidats du système », ceux adoubés par le Kremlin, permet en effet d’asséner le slogan « Poutine ou le chaos » sur une partie de l’électorat russe. Mais il nous appartient de souligner que les opposants crédibles existent, les idées démocratiques circulent, le mécontentement monte au sein de la société. Simplement, ces projets alternatifs subissent une dure répression et ne peuvent prendre une forme institutionnelle (parti, association, candidature aux élections).

Un autre argument avancé est le désir des Russes de retrouver leur fierté perdue. Et pour cela, il leur faut produire des armements, se préparer à la guerre avec ses voisins, tenir tête aux Occidentaux, et faire confiance au chef de guerre, Vladimir Poutine. Mais sur quelles données se basent les commentateurs français pour affirmer que les Russes mettent au-dessus de toutes leurs préoccupations la restauration d’une grande puissance ? Quelles sont les informations sociologiques ou politiques qui prouvent cette assertion ?

Dans les enquêtes d’opinion menées par le Centre Levada, la politique étrangère et l’intérêt national ne viennent pas en tête des préoccupations des Russes. Les questions de santé, de salaires et retraites, d’éducation, et de défense des « avantages » sociaux, constituent les principaux sujets d’inquiétude, et de mécontentement, au sein de la société. De plus, le gouvernement et les administrations font l’objet d’une profonde défiance, ce qui nourrit un lourd pessimisme quant à l’avenir. Le Centre Levada, seul institut de sondages indépendant, a dû se déclarer « agent de l’étranger » en 2017, ce qui rend son fonctionnement très difficile, et a été sommé de ne publier aucun sondage politique pendant la « campagne » électorale ces derniers mois.

Le mythe du tsar terrible et bienveillant

En soutenant la thèse du patriotisme dominant, on s’approprie les sentiments des Russes, on les fait parler et rêver, et on entretient un présupposé : la Russie, toute entière tournée vers la puissance, a confié son destin à l’homme fort, Vladimir Poutine. Peut-être existe-t-il en France, plus que dans les autres pays européens, une propension à entretenir le mythe du tsar terrible mais bienveillant, et l’illusion d’une Russie forte et amie qui permettrait à la France de retrouver son rôle de première puissance européenne, assurant l’équilibre entre Moscou et Washington. Les médias allemands, britanniques, belges, suédois ont traité la présidentielle russe de manière plus critique, évitant de souscrire aux résultats officiels produits par pays des fake news.

Depuis plusieurs années, les autorités russes ont étendu sur toute l’Europe et l’Amérique un dense filet d’informations trompeuses, de faits inventés, de dénigrement des gouvernements, partis politiques et médias étrangers. Un solide consensus rassemble toutes les capitales : ne pas céder devant les pressions et le recours à la force par Moscou, maintenir les sanctions, renforcer l’Alliance Atlantique, combattre la propagande russe. Les gouvernements hongrois, polonais, roumains restent fermes dans leur opposition à l’annexion de la Crimée et à l’intervention russe en Ukraine, et ont décidé le 26 mars d’expulser un diplomate-espion russe.

La force préférée à la négociation

Notre problème majeur est de défendre l’Europe et nos démocraties contre les menaces terroristes, les attaques subversives et les conflits à nos frontières. Le Kremlin porte la responsabilité du conflit en Ukraine, et a mis ainsi en danger la sécurité européenne. Il mène la guerre en Syrie sans proposer d’issue pacifique, ni de protection humanitaire, et en espérant nous imposer la reconstruction d’un pays détruit. Le nouveau « plébiscite » ne modérera pas Vladimir Poutine. Au contraire, il le pousse à ne rien lâcher, à toujours préférer la force à la négociation, le diktat au compromis, la fermeture à l’ouverture.

Dans son propre pays, le président russe continuera à refuser toute réforme économique et sociale d’envergure qui pourrait l’obliger à ouvrir le cercle des puissants et à accepter une saine concurrence. Il n’acceptera pas de rendre des comptes aux 140 millions de personnes qu’il entend gouverner sans résistance. Pourtant, les élites dirigeantes savent que le pays traverse une crise majeure : l’insécurité matérielle grandit, les inégalités se creusent, l’absence de perspectives mine le moral de millions de jeunes. Leur tactique est d’en faire porter la responsabilité aux ennemis extérieurs, l’Amérique, l’Ukraine, l’Europe. Cette méthode pourrait atteindre ses limites si le sentiment d’être mal gouvernés par un régime corrompu se développe au sein de la société.

Pour nous, Européens, comme pour les Ukrainiens, Géorgiens, et autres voisins de la Russie, la réélection de Vladimir Poutine a fait monter le niveau d’alerte d’un cran. Un homme qui s’accroche au pouvoir indéfiniment aura la force de guerroyer, pas celle de négocier et de trouver des issues aux conflits.