La rupture inattendue par l’Australie du contrat qu’elle avait conclu avec la France pour l’achat de douze sous-marins d’attaque – contrat annoncé en 2016 et scellé en 2019 – n’est pas seulement une banale péripétie commerciale dans l’histoire mouvementée et souvent obscure des ventes d’armes à travers le monde. Au-delà de l’échec d’une négociation industrielle que l’on croyait close avant que le nouveau gouvernement australien ne décide de la remettre en cause, elle met en scène une épreuve de force politique et diplomatique entre quelques-uns des grands acteurs des relations internationales, dont l’affrontement touche à des enjeux stratégiques de première importance pour le futur de la planète.
Retenons quatre de ces enjeux, plus ou moins visibles dans le déroulement de la crise actuelle mais au cœur des conflits qu’elle provoque : la montée en puissance de la Chine, la question de la prolifération nucléaire, l’avenir de la relation transatlantique, la place de l’Union européenne.
Menaces chinoises
Premier enjeu, la réponse aux menaces chinoises est au centre du nouveau partenariat conclu entre les Etats-Unis, le Royaume-Uni et l’Australie, au détriment de la France, pour renforcer la présence occidentale dans la zone Indo-Pacifique afin de contrer l’expansionnisme de Pékin. Deux semaines après le retrait des troupes américaines d’Afghanistan, Washington, qui est aux commandes de l’opération baptisée AUKUS (acronyme formé sur les initiales d’Australia, United Kingdom, United States), a voulu confirmer son engagement politique et militaire dans la région. En s’associant au gouvernement australien et en le dotant de sous-marins capables de patrouiller en mer de Chine méridionale en restant longtemps immergés, Joe Biden adresse au monde en général et à la Chine en particulier un signal clair : depuis le « pivot » vers l’Asie voulu par Barack Obama, la confrontation avec Pékin est devenue la priorité géopolitique de Washington. Toute autre voie est perçue comme un signe de faiblesse. Aucune complaisance ne sera acceptée par les Etats-Unis. La Chine l’a bien compris, qui a protesté vigoureusement contre le nouvel accord.
Prolifération nucléaire
La principale différence entre les sous-marins promis par la France et ceux que vont fabriquer les Américains est, on le sait, que les premiers sont à propulsion classique tandis que les seconds seront à propulsion nucléaire. Du coup, la durée de leur immersion sera plus grande, comme on l’a rappelé plus haut, et leurs moyens d’action accrus. C’est le deuxième enjeu. Les Australiens n’avaient jamais demandé à la France de leur livrer des sous-marins nucléaires. Ils affirment aujourd’hui que les sous-marins à propulsion classique ne sont plus suffisants face aux menaces de plus en plus pressantes de la Chine. La contrepartie de ce revirement est l’accroissement des risques de prolifération nucléaire dans la zone Indo-Pacifique. Certes ces sous-marins ne transporteront pas d’armes atomiques, mais des missiles conventionnels. Il n’en reste pas moins que le transfert d’un savoir-faire nucléaire est contraire aux principes de la non-prolifération et que d’autres Etats de la région pourraient être tentés de se doter de la même technologie. Comme le souligne dans Le Monde l’ancien ambassadeur français Michel Duclos, le nouveau pacte tripartite s’accompagne de « la rupture du tabou touchant à la dissémination de technologies de pointe ». Pourra-t-on refuser d’en faire bénéficier le Japon ou la Corée du Sud si ces deux pays le demandent ?
Relation transatlantique
Le troisième enjeu, le plus spectaculaire, le plus cuisant aussi pour les Français, est la question de la relation transatlantique, dont Joe Biden n’a tenu aucun cas en souscrivant au nouvel accord. On pensait qu’après l’unilatéralisme de Donald Trump son successeur serait plus sensible aux exigences du multilatéralisme et qu’il tiendrait compte davantage de l’avis de ses alliés. C’était une illusion. Le gouvernement français a eu raison de réagir avec force, par la voix de son ministre des affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, aux mauvaises manières de Washington. Mais il est clair que la relation transatlantique a subi un coup sérieux, qui pose la question de savoir ce que signifie pour les Etats-Unis le statut même d’allié. Comme l’écrit à juste titre Michel Duclos dans l’article cité plus haut, « si l’administration américaine veut vraiment organiser un réseau d’alliances pour contrer la puissance chinoise, elle a fait preuve dans cette affaire d’une véritable irresponsabilité, prenant le risque d’ « antagoniser » un allié non négligeable et de se couper d’une partie au moins des Européens ».
Défense européenne
Reste la grande question, qui ne cesse de se poser depuis la naissance de la communauté européenne. Cette question – c’est le quatrième enjeu - est celle de savoir ce que peuvent et veulent faire les Européens pour sortir de leur isolement et tenir leur place dans les affaires du monde, et en particulier, dans celles de la zone Indo-Pacifique, où ils viennent de réaffirmer leur engagement. L’initiative australo-américaine qui a donné naissance à l’AUKUS invite l’Europe à la modestie et surtout à l’union. On parle depuis des années de la nécessité d’une défense européenne, qui complète le parapluie de l’OTAN sans s’y substituer. On en est loin. Certes des progrès importants ont été faits dans cette direction mais l’Union européenne n’est pas encore prête à agir comme une puissance autonome sur la scène internationale. La France a certes reçu le soutien de ses partenaires européens dans le conflit qui l’oppose à l’Australie et aux Etats-Unis, mais le chemin est encore long vers la fameuse « autonomie stratégique » à laquelle aspirent une partie des Européens. Il faut espérer que la crise des sous-marins va accélérer le mouvement vers une Europe plus forte et plus active.