Thaïlande : les militaires institutionnalisent leur pouvoir

En dotant le pays d’une nouvelle Constitution qui fait la part belle à l’armée, la junte militaire en place depuis 2014 a consolidé son emprise sur le pouvoir thaïlandais. Mais celui-ci reste fragile, comme en témoignent les attentats meurtriers qui ont tué quatre personnes dans plusieurs lieux touristiques. Jugée liberticide par ses opposants, la nouvelle loi fondamentale installe un régime autoritaire qui vise à empêcher le retour de l’ancien premier ministre Thaksin Shinawatra et à préparer la succession du roi Bhumibol (88 ans), dont le remplacement par son fils, le prince Vajiralongkorn, impopulaire auprès des Thaïlandais, créerait le risque de troubles politiques et sociaux.

Manifestation à Bangkok en 2013

Les attentats qui ont frappé la Thaïlande, quelques jours après l’adoption par référendum d’une nouvelle Constitution qui va renforcer la mainmise de l’armée sur le pays, n’ont pas été revendiqués mais la junte militaire au pouvoir depuis 2014 privilégie l’hypothèse d’une vengeance politique en réponse au vote du 7 août. Le numéro un du régime, le général Prayuth Chan-oha, a dénoncé la volonté des poseurs de bombes, qui ont tué quatre personnes et blessé trente-cinq autres dans le sud du pays, de « semer le chaos et la confusion ».

La police a écarté l’idée d’une « attaque terroriste » et évoqué « du sabotage local ». Moins meurtrière que l’attaque d’août 2015, qui avait tué vingt personnes et en avait blessées cent quarante en plein Bangkok, cette nouvelle série d’explosions, qui a touché plusieurs stations balnéaires touristiques, notamment celles de Hua Hin et de Phuket, souligne les difficultés du régime à maîtriser une situation qui reste instable malgré la prise du pouvoir par l’armée il y a deux ans.

Thaksin Shinawatra cauchemar des généraux

Approuvée par plus de 60% des votants, dans un climat de répression et d’intimidation à l’égard de toute forme de contestation, la nouvelle Constitution vise à placer le pays sous le contrôle des militaires en écartant tout risque de victoire de l’opposition. L’ancien premier ministre Thaksin Shinawatra, qui vit en exil à Dubaï depuis qu’il a été renversé par l’armée en 2006 et qui est encore très populaire en Thaïlande, est le principal cauchemar des généraux. Sa propre sœur, Yingluck, a été chassée du pouvoir après avoir succédé à son frère de 2011 à 2014.

Les militaires veulent écarter toute perspective d’un retour au pouvoir de la famille Shinawatra en verrouillant solidement le système politique. L’un des changements les plus significatifs apportés par la nouvelle loi fondamentale sera la nomination des sénateurs par l’armée, qui permettra aux militaires de contrôler la vie parlementaire. De même, ils pourront désormais choisir le premier ministre hors des rangs du Parlement.

« A l’encontre de la démocratie »

La junte justifie cette réforme profonde des institutions politiques par la nécessité de mettre fin à la succession de coups d’Etat qui rythme la vie du pays depuis plusieurs décennies. Le gouvernement qui sera issu des élections de 2017, si elles ont bien lieu, devra donc accepter la tutelle des militaires, qui n’auront pas besoin de recourir à un nouveau putsch pour imposer leurs vues. Ce changement se traduit par une incontestable régression démocratique, constatée par la plupart des experts et dénoncée avec force par l’opposition.

Thaksin Shinawatra a qualifié la consultation de « mascarade ». Les organisations de défense des droits de l’homme condamnent un texte jugé liberticide. Même l’ancien premier ministre Abhisit Vejjajiva, qui a dirigé le gouvernement de 2008 à 2011 avec le soutien des militaires, a estimé que la nouvelle Constitution va « à l’encontre de la démocratie ». Mais les généraux n’en ont cure : pour eux, l’essentiel est de consolider leur influence en rompant avec un système qui favorise, selon eux, la corruption et la négation des valeurs traditionnelles auxquelles ils se disent attachés.

Chemises jaunes contre Chemises rouges

Le conflit politique entre les partisans de l’armée et ceux de l’opposition libérale, incarnée depuis une quinzaine d’années par la famille Shinawatra, se double d’un clivage social entre les habitants des grandes villes et les populations des campagnes. Les premiers forment les « Chemises jaunes », d’après la couleur de la monarchie, les secondes les « Chemise rouges », métaphore du sang du peuple. Ces deux forces se sont affrontées plusieurs fois au cours des dernières années, sous des formes plus ou moins violentes. Le scrutin du 7 août, qui institutionnalise la domination des militaires, confirme la victoire des « Chemises jaunes » sur les « Chemises rouges ».

Certains observateurs, comme Thitinan Pongsudhirak, professeur associé à l’Université Chulalongkorn, considèrent qu’en votant pour la nouvelle Constitution les électeurs ont voulu marquer leur désir d’un apaisement dans la lutte permanente entre les deux factions et d’un compromis « à la thaïlandaise » entre dictature et démocratie. Dans une tribune publiée par le Bangkok Post, l’universitaire, tout en reconnaissant que le référendum n’était « ni libre ni honnête », puisque les opposants étaient réduits au silence, estime que les Thaïlandais ont donné leur aval à un régime « semi-autoritaire », qui accepte des élections mais laisse aux généraux et aux forces conservatrices « des prérogatives considérables », en vertu d’un « accord implicite de partage du pouvoir entre les civils et les militaires ».

La succession du roi Bhumibol

Cet accord, qui laisse la part belle aux militaires et réduit les civils à la portion congrue, ne résout aucun des problèmes – économiques, sociaux, politiques - dont souffre le pays. Il est à la merci de nouveaux troubles, voire d’un nouveau soulèvement populaire contre la junte. Mais le but premier des dirigeants thaïlandais est de franchir sans dommages le périlleux cap de la succession du roi Bhumibol, malade depuis plusieurs années, âgé aujourd’hui de 88 ans, qui pourrait abdiquer au profit de son fils, le prince Vajiralongkorn. Le souverain est adulé par la population à l’égal d’un dieu. Son remplacement par son fils, impopulaire auprès des Thaïlandais, pourrait être l’occasion de désordres dont la perspective inquiète la junte. Celle-ci s’efforce donc de contrôler la transition à la tête du pays pour que celle-ci se passe pacifiquement, sous son autorité, sans que l’opposition puisse en tirer profit pour tenter de déstabiliser le pouvoir.

Le poids de la monarchie dans l’organisation des pouvoirs en Thaïlande fait du changement de souverain un événement important, susceptible de modifier les équilibres établis. Une fois le nouveau roi installé sur son trône, nul ne peut dire ce qu’il adviendra du régime militaire. L’armée a gagné un sursis en modifiant la Constitution en sa faveur et en éloignant les Chemises rouges du pouvoir. Mais rien ne garantit la pérennité de l’ordre voulu par les militaires.