Trente ans après la chute du mur, l’Allemagne réunifiée s’interroge sur son avenir

L’Allemagne commémore dans le doute et l’inquiétude la chute du mur de Berlin il y a trente ans. Doute face au ressentiment des anciens Allemands de l’Est qui ont subi le choc de la réunification et dénoncent le pillage de leur pays par leurs compatriotes de l’Ouest. Inquiétude face à la montée de l’extrême-droite qui a pris prétexte de la crise des réfugiés pour récupérer le mal être ambiant. Henri de Bresson, qui fut l’envoyé spécial du Monde pour couvrir cette nuit historique du 9 au 10 novembre 1989, analyse l’évolution de l’Allemagne réunifiée et les interrogations qui la traversent trente ans après.

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MDR/Romy Gessner

Il y a dix ans encore, pour les 20 ans de la chute du mur, les grands de ce monde communiaient ensemble pour célébrer la fin de la guerre froide. Aujourd’hui seul le président Macron avait été invité à faire le voyage de Berlin pour en marquer les trente ans, célébrés samedi 9 novembre avec ferveur, mais beaucoup d’interrogations, dans les rues de la capitale réunifiée. La visite a pris la forme d’un dîner à la résidence du président allemand, le social-démocrate Frank-Walter Steinmeier, en présence de la chancelière chrétienne-démocrate, manière de réaffirmer, en ce jour symbolique, leur attachement à l’Europe et au rôle que leurs deux pays entendent exercer de concert dans la période difficile qu’elle traverse.
Dramatisant la crise de l’Otan et les états d’âme de l’Union européenne, le président français avait lancé deux jours auparavant un appel à tenir bon sous peine de voir les Européens perdre toute influence sur leur destin dans le nouveau monde que dessine le bras de fer entre les Etats Unis et la Chine. Cette mise en garde, sur fond de Grande Bretagne minée par le Brexit, n’est pas injustifiée. La chancelière en a jugé le ton excessif. Championne des petits pas, elle n’a cessé depuis deux ans, malgré des avancées en matière de défense, d’opposer aux appels du président français une prudence que sa retraite annoncée ne suffit pas à expliquer. Trente ans après la réunification, le pays ne parvient pas à transformer la prouesse qu’a été le redressement de l’Allemagne de l’est, avec l’aide de l’union européenne, en un acte de foi dans son avenir et celui des Européens. En surfant sur la montée dans l’ancienne RDA d’un ressentiment sur la manière dont a été conduite la réunification, l’extrême droite allemande, qui a réalisé, lors des dernières élections régionales de 2019 à l’Est du pays, des scores dignes de Marine le Pen en France, paralyse la fin de règne d’Angela Merkel.

Un système économique à bout de souffle

L’Allemagne est aujourd’hui « un pays normal », affirmait avec fierté, au début des années 2000, l’un des architectes de la réunification, Wolfgang Schäuble, aujourd’hui président du Bundestag. C’était l’époque où les sociaux-démocrates et les Verts de Joschka Fischer, associés dans le gouvernement du chancelier Schröder, se faisaient fort d’engager l’armée allemande aux côtes de ses alliés de l’Otan dans le conflit yougoslave. Le doute qui s’est emparé du pays ces derniers temps interroge cette affirmation.
Il est de bon ton aujourd’hui de dire que l’économie est-allemande a été pillée, que les Allemands de l’est souffrent du sentiment d’être considérés par leurs concitoyens de l’ouest comme des citoyens de seconde zone auxquels il conviendrait de redonner la parole. C’est-à-dire bien sûr en premier lieu aux partisans de l’AfD, l’Alternative pour l’Allemagne, qui a profité de la crise des réfugiés pour récupérer le mal être ambiant.
Il y a dans les récits de destins individuels publiés cette année par l’historien français Nicolas Offenstadt (Le pays disparu, Stock), dans les alarmes de la dirigeante sociale-démocrate saxonne Petra Köpping (« Commencez donc par nous intégrer »), une triste évidence. Elle ne peut surprendre que si on oublie le fossé, aussi bien physique que mental, qui séparait en 1990, l’année de la réunification, les deux parties occupées par les alliés russe et occidentaux de ce qui restait de l’ancien Reich allemand. Le triste état des villes est-allemandes, y compris dans leur façade qu’était Berlin-Est, était le symbole d’un système économique à bout de souffle, qui finit par mettre sous pression les dirigeants des pays du bloc soviétique et convaincre les dirigeants soviétiques, sous le règne de Mikhaïl Gorbatchev, de mettre un terme à leur occupation.

Les rendez-vous de l’Eglise St-Nicolas de Leipzig

La chute du Mur de Berlin, le 9 novembre, n’est pas un élément isolé, mais la fin d’une chaine d’évènements dans le bloc soviétique. Elle fait suite à la mise en place à Varsovie, en août, d’un gouvernement de transition, à l’ouverture de la frontière austro-hongroise, aux mises en garde du président Gorbatchev au régime d’Erich Honecker lors des commémorations des quarante ans de la RDA en octobre 1989. Sans avoir le caractère spectaculaire qu’avait eue les années précédentes la résistance ouverte de Solidarnosc en Pologne, la mise en cause interne du régime est-allemand, réservée jusque-là à des cercles restreints proches de l’Eglise évangélique, avait fini par gagner du terrain à partir du printemps 89 avec la contestation du résultat des élections municipales du 7 mai. L’Eglise St-Nicolas de Leipzig en était devenu le symbole, avec le rendez-vous tous les lundi des Friedensgebet, les prières pour la paix. Cette contestation a fini par semer le doute dans le parti communiste lui-même, et encourager une vague de fuites vers l’ouest, à partir de l’été, en passant par la Tchécoslovaquie puis la Hongrie. Ce qu’on a appelé la révolution pacifique ne concernait au départ qu’une frange d’activistes, qui ne pensaient pas à la réunification. Ils se regroupèrent par la suite dans plusieurs organisations politiques, dont la plus connue fut Neues Forum, qui eurent leur place dans les Tables Rondes mises en place par les dirigeants communistes pour jeter les bases d’une transition politique, comme en Pologne, dans le cadre de la RDA.

La tentative de résistance d’Erich Honecker eut un premier résultat concret : les Soviétiques firent savoir qu’ils n’apporteraient par leur appui à son projet, le lundi suivant les commémorations, de faire cesser par les armes les manifestations de Leipzig. A Berlin-Est, confirmation en avait été donné le matin même par l’ambassade soviétique. Honecker dût démissionner quelques jours plus tard, laissant place à une nouvelle direction communiste qui s’efforça de gérer l’explosion de la contestation. C’est dans ce contexte que le mur est ouvert , le 9 novembre, presque subrepticement. La décision du bureau politique d’autoriser le passage de la frontière aux allemands de l’est munis de passeport, mal rapportée au cours d’une conférence de presse par Günther Schabowski, déclenche ce que d’aucun tenait encore quelques semaines plus tôt pour inimaginable. Les télévisions de l’ouest, en relayant le message de façon tronqué, annoncent l’ouverture du Mur et forcent la décision des responsables de la frontière : devant l’afflux aux postes-frontières, ordre est donné dans la nuit de laisser passer. Sans attendre, des milliers de Berlinois de l’ouest s’étaient massés aux points de passage pour accueillir leurs compatriotes de l’est. Ce fut l’explosion de joie que l’on connait.

Le rêve commun de la réunification

Compatriotes ? Qu’y avait-il de commun entre les Allemands de l’ouest passés depuis la chute du nazisme par le moule de la démocratie occidentale et la honte des camps d’extermination juifs ; et ceux de l’est, restés figés dans le passé par l’occupation brutale de l’armée soviétique et le pathos communiste, dont les héros s’étaient construits dans la lutte anti-nazie, en passant sous silence la shoah ; entre les Allemands de l’ouest crispés sur un modèle familial très conservateur mais devenus les meilleurs élèves du capitalisme occidental , et une société est-allemande fière de ses conquêtes sociales, de l’émancipation de ses femmes, mais figée dans un modèle économique coupé du reste du monde ? Entre une société de l’ouest où la religion joue un rôle de premier plan et celle de l’Est où appartenir à une Eglise vous sort de la société ?
Il y avait en commun le rêve d’une réunification qui restait un tabou pour les dirigeants aussi bien à l’Est qu’à l’Ouest. Que signifiait-elle pour la grande majorité des Allemands de l’est ? Avant tout de profiter de la société de consommation occidentale sans en comprendre la plupart du temps les enjeux, en terme de rapport de forces, de luttes, d’inégalités. Le mirage des vitrines pleines, des voitures puissantes, de la mode occidentale fut le plus fort. A Leipzig le slogan de la Révolution pacifique, « nous sommes le peuple », bascule fin octobre ; il devient : « Nous sommes un peuple » ! L’affaire était jouée, l’Allemagne se voulait unie quelqu’en soit le prix. Et il fallait faire vite de peur que le régime soviétique change d’idée. Après tout l’Allemagne de l’est restait un pays occupés par une armée cantonnée avec ses chars, ses avions, dans tous les recoins du pays, avec ses services secrets auxquels appartenait un certain Vladimir Poutine. Il faudra attendre 1994 pour voir les derniers soldats russes quitter le pays.

Il y eut, notamment parmi les premiers opposants anti-communistes, des voix pour réclamer un rapprochement progressif des deux Allemagnes. Le gouvernement de coalition du chrétien démocrate Lothar de Maizière, issu des élections libres que connut la RDA en mars 1990, était divisé sur la question. Certains sociaux-démocrates, dont le parti venait de se reconstituer, refusaient le schéma proposé par Helmut Kohl et Wolfgang Schäuble, avec l’appui de Willy Brandt, d’une réunification rapide. Les urnes donnèrent raison à ces derniers. La décision, très populaire, de faire en juillet une réunion monétaire avant de régler la réunification proprement dite fut lourde de conséquence. Pour les particuliers, à qui l’on offrait de changer leurs ost-marks en ouest-marks au taux de 1 pour 1, tout était bénéfice. Mais les entreprises est-allemandes, autour desquelles une bonne partie de la vie sociale de l’est était organisée, ne pouvaient tenir le choc.

Une blessure trop profonde pour ne pas ressortir

Il est de bon ton aujourd’hui d’accuser la Treuhand, la société fiducière mise en place pour éviter une faillite générale des entreprises est-allemandes, de tous les maux. Elle en paya le prix avec l’assassinat en 1991 de son premier directeur, le social-démocrate Detlev Rohwedder. Mais la décision politique prise par les dirigeants ouest-allemands, forçant la main du gouvernement de Maizière, ne laissait guère d’autres solutions que de trouver des repreneurs auprès desquels adosser financièrement les entreprises pour leur éviter la faillite. A l’époque du capitalisme financier triomphant de l’ère Reagan/Thatcher, le résultat s’est souvent apparenté à du pillage, en l’absence de toute stratégie de reconstruction industrielle. La vie sociale est-allemande, dont une bonne partie s’articulait autour de l’entreprise, notamment les crèches, s’en est trouvée totalement désorganisée. Les femmes ont été les premières victimes, avec le sentiment de retomber en arrière. Le taux de chômage a rapidement atteint les 20% malgré le départ de milliers de personnes vers l’ouest de l’Allemagne. Il n’y a plus aujourd’hui que 14 millions d’habitants dans les Länder de l’est (pour une population de 80 millions d’Allemands), contre 16 à la fin de la RDA, et de nombreuses zones rurales ont été saignées. Ce choc est largement à l’origine du ressentiment qui émerge 30 ans après.
Entretemps pourtant, les villes, les réseaux de transport ont été reconstruits, une nouvelle économie a trouvé sa voie, le chômage est retombé à des niveaux à peine supérieurs à ceux de l’ouest, des régions comme la Saxe, où l’extrême droite est particulièrement virulente, font partie des plus actives du pays. Mais la blessure a été trop profonde pour ne pas ressortir. L’ouverture des frontières aux réfugiés de Syrie et d’Afrique, décidée par Angela Merkel, en a été le déclic. La peur de l’étranger n’est pas nouvelle dans l’ex-RDA, qui a vécu cinquante ans coupée du monde. A peine l’ouverture des frontières actée, l’on connaissait des crispations avec les Polonais qui venaient sur les marchés est-allemands, avec les populations vietnamiennes que l’Allemagne communiste avait reçues au nom de l’internationalisme prolétarien. La crise d’aujourd’hui, comme dans d’autres pays de l’est européen, fait ressortir de nombreux problèmes qui n’ont jamais été réglés dans les sociétés communistes fermées sur elles-mêmes. La xénophobie relance un questionnement sur la nation allemande, les valeurs de la démocratie, que les Allemands de l’ouest pensaient réglé depuis longtemps, et donc sur les finalités de la construction européenne. Tout est bon pour dénigrer, avec l’AfD, le modèle qui allait et va encore de soi pour les Allemands de l’ouest et leurs dirigeants.

Une crise de la démocratie représentative

Cette mise en cause est d’autant plus embarrassante pour les partis politiques allemands qu’elle arrive au moment où ils traversent, comme dans les autres pays européens, à commencer la France, une crise du modèle de démocratie représentative qui prévalait depuis l’effondrement du nazisme. L’extrême droite n’a jamais été totalement absente du paysage politique ouest-allemand, mais la percée de l’AFD, comme celle de l’extrême droite française, les placent devant un dilemme inédit. Au moment où l’Allemagne est sollicitée pour porter le flambeau d’une intégration européenne renforcée, en réponse au Brexit et aux hésitations des pays d’Europe centrale, ses dirigeants ont peur de jeter de l’huile sur le feu. La réponse viendra des Allemands de l’Est aussi. Des voix se lèvent pour affirmer la fierté d’être Ossis dans une Europe démocratique, comme ce collectif « Wir sind der Osten » (Nous sommes l’Est). Apparu sur internet, il publie depuis quelques semaines des biographies d’Allemands de l’est , qui estiment avoir réussi leur « Wende », le « Tournant », dans toute l’Allemagne ou à l’étranger, en restant fiers de leur identité,.