UE : la « différenciation », une idée qui progresse

Le scénario d’une Europe à plusieurs vitesses, envisagé par Jean-Claude Juncker, gagne du terrain auprès des dirigeants européens. Les idées d’un « noyau dur » ou d’un « groupe pionnier » qui ont animé les débats il y a une vingtaine d’années reviennent à la surface au moment où l’UE cherche les moyens de se relancer. Les traités prévoient la mise en place de « coopérations renforcées » et, dans le domaine de la défense, de « coopérations structurées ». Ces instruments pourraient être utilisés au service d’une Europe préférant la diversité à l’uniformité.

"L’avant-garde, cela n’a encore jamais marché" (François Lamoureux)
DPA

Des cinq scénarios imaginés par Jean-Claude Juncker pour l’avenir de l’Union européenne, l’un semble avoir les préférences des quatre grands Etats de l’UE, dont les dirigeants se sont réunis à Versailles le 6 mars : celui d’une Europe à plusieurs vitesses. François Hollande a défendu cette perspective en plaidant pour des « coopérations différenciées » permettant à plusieurs pays d’aller plus vite dans certains domaines, comme la défense, l’intégration de la zone euro, l’harmonisation fiscale ou sociale. Angela Merkel pour l’Allemagne, Paolo Gentiloni pour l’Italie, Mariano Rajoy pour l’Espagne ont approuvé ce possible scénario. « Il faut accepter que des pays puissent avancer plus rapidement que les autres », a dit la chancelière allemande. Aujourd’hui, a souligné le président français, « c’est une idée qui s’impose » après avoir suscité beaucoup de résistance dans le passé.
L’idée n’est pas nouvelle, il est vrai, et elle est même déjà en partie appliquée par l’Union européenne. Les dix-neuf Etats de la zone euro ou les vingt-deux de l’espace Schengen (auxquels s’ajoutent quatre Etats extérieurs à l’UE) sont les meilleurs exemples d’une Europe à géométrie variable. Les clauses d’exemption (opt-out) dont bénéficient certains pays dans plusieurs domaines, à commencer par le Royaume-Uni avant qu’il ne décide de sortir de l’Union, illustrent aussi cette « différenciation » proposée par Jacques Delors pour éviter la « dilution » du projet européen à mesure que le nombre d’Etats membres augmente. « On ne peut concilier l’élargissement et l’approfondissement que par la différenciation », écrit-il dans ses Mémoires, c’est-à-dire en donnant la possibilité à plusieurs pays d’aller plus loin que les autres dans les domaines de leur choix.

Le choix des « coopérations renforcées »

Certaines coopérations se sont mises en place hors du cadre des traités européens, comme dans le domaine de l’aéronautique et de l’espace (Airbus-EADS, l’Agence spatiale européenne, Arianespace). D’autres font partie des « coopérations renforcées » prévues par les traités d’Amsterdam, de Nice et de Lisbonne. Pour le moment, elles restent limitées. Elles ne concernent que les procédures de divorce (14 Etats), les brevets (25 Etats) et la taxe sur les transactions financières (11 Etats) mais elles pourraient être utilisées beaucoup plus largement pour surmonter les blocages provoqués par les pays les plus attachés au respect de leur souveraineté. Elles sont soumises à des conditions qui visent à maintenir l’unité de la construction européenne. Ainsi la décision relative à une coopération renforcée ne peut-elle être acceptée par le Conseil des ministres que s’il apparaît « que les objectifs recherchés par cette coopération ne peuvent être atteints dans un délai raisonnable par l’Union dans son ensemble, et à condition qu’au moins neuf Etats membres y participent ». Celle-ci doit rester ouverte, à tout moment, à tous les Etats membres qui souhaiteraient s’y associer. L’ancien premier ministre Edouard Balladur, qui défend une « Europe des cercles », parle à ce sujet de « cercles de coopération spécialisée »
Un cas particulier est celui des coopérations renforcées en matière de défense, appelées « coopérations structurées permanentes ». Celles-ci s’appliquent aux Etats membres « qui remplissent des critères plus élevés de capacités militaires et qui ont souscrit des engagements plus contraignants en la matière en vue des missions les plus exigeantes ». Le chiffre minimal de neuf pays qu’exigent les autres coopérations renforcées n’est pas requis. C’est l’Agence européenne de défense qui est chargée d’évaluer les contributions des Etats candidats. La procédure de la « coopération structurée permanente », qui préfigure une véritable Europe de la défense, voire l’esquisse d’une armée européenne, n’a pas encore été activée, faute de pays demandeurs. Mais au moment où plusieurs gouvernements appellent à la construction d’une défense européenne, considérée comme un moyen de relancer l’Union, elle leur offre un instrument efficace au service de l’Europe.

Deux catégories d’Etats ?

Toutefois aucun des dirigeants des quatre pays réunis à Versailles le 6 mars n’a avancé de proposition précise pour mettre en œuvre une vraie « différenciation ». Les quatre – François Hollande, Angela Merkel, Paolo Gentoloni, Mariano Rajoy – se sont contentés de vagues déclarations de principes dont on peut douter qu’elles se traduisent prochainement dans la réalité. On peut comprendre leur prudence. Non seulement ils sont aujourd’hui trop fragiles politiquement (élections à venir en France et en Allemagne, coalitions incertaines en Italie et en Espagne ) pour engager leurs pays dans une inflexion sérieuse des politiques européennes, mais surtout ils se heurtent à une difficulté majeure, que rencontrent tous ceux qui souhaitent une Europe à géométrie variable : comment prendre la responsabilité de casser l’Europe en créant deux catégories d’Etats dont l’une formerait en quelque sorte l’élite européenne tandis que l’autre serait rejetée, pour ainsi dire, en deuxième division ?
Toutes les initiatives lancées par les partisans d’une Europe à plusieurs vitesses – du « noyau dur » proposé en 1994 par les chrétiens-démocrates allemands Karl Lamers et Wolfgang Schäuble au « groupe pionnier » suggéré par Jacques Chirac en 2000, en passant par le « centre de gravité » évoqué la même année par l’ancien ministre allemand des affaires étrangères Joschka Fischer ou par « l’avant-garde » imaginée par Jacques Delors - ont échoué. Pourquoi ? D’abord parce qu’elles ne permettaient pas de surmonter les désaccords entre les grands Etats, à commencer par l’Allemagne et la France. Ensuite parce qu’elles semblaient entériner une coupure de l’UE en deux groupes de pays, les uns acceptant une évolution de l’Europe vers le fédéralisme, les autres s’en tenant à l’écart. « La différenciation ne doit pas être conçue comme la constitution de clubs dont les membres auraient le droit d’accepter ou de refuser de nouveaux participants », écrivent Thierry Chopin et Jean-François Jamet dans le Dictionnaire critique de l’Union européenne, en soulignant le risque de « diviser les Etats membres en crispant les positions de ceux qui restent en dehors ».
C’est pour éviter cet écueil qu’un haut fonctionnaire de la Commission, François Lamoureux, proche collaborateur de Jacques Delors, a invité les dirigeants européens à se soucier davantage de « l’arrière-garde » que de « l’avant-garde ». « Il faut constater que l’avant-garde, cela n’a encore jamais marché alors qu’à l’inverse l’Europe a su à plusieurs reprises organiser l’arrière-garde des Etats membres qui ne veulent pas participer à une nouvelle politique », écrit-il dans une note de 2004. Selon lui, le meilleur exemple est celui de l’Union économique et monétaire. « Le principe a été inscrit et accepté par tous les Etats membres dans le Traité de Maastricht, rappelle-t-il, mais en même temps il a été prévu une dérogation ou une période de transition pour ceux qui n’étaient pas prêts soit sur le plan politique (Royaume-Uni, Danemark) soit sur le plan économique ».
Pour François Lamoureux, « la politique sociale a été historiquement un autre exemple de la différentiation organisée sous forme d’une arrière-garde ». De même, selon lui, « Schengen est l’illustration de la thèse selon laquelle il est plus facile d’organiser l’arrière-garde que l’avant-garde ». Dans les deux cas, l’ampleur de cette arrière-garde a été limitée par la négociation. Celle-ci doit permettre que l’Europe cesse d’être uniforme sans être fragmentée. De ce point de vue, les propositions de certains responsables politiques français en faveur d’une Union organisée autour d’un noyau de douze Etats (Valéry Giscard d’Estaing) ou de six Etats (Laurent Wauquiez) paraissent contre-productives. Une Europe à géométrie variable pourrait être synonyme de diversité, non de fracture.