Ukraine : il faut négocier avec Poutine

Le dilemme qui se pose aux Ukrainiens face à l’inéluctable victoire des Russes, tous les peuples qui ont perdu une guerre l’ont connu : il arrive un moment où il faut reconnaître la défaite et négocier. Selon Jacques Darmon, ancien haut fonctionnaire, cette négociation est possible : Poutine refusera d’arrêter la guerre et de renoncer à ses demandes prioritaires, mais il peut accepter de renoncer à des demandes qui ne sont pas prioritaires pour lui en contrepartie de l’arrêt d’une guerre qui lui coûte très cher. Ce texte a été écrit le 11 mars.

Kharkiv le 7 mars
AFP

Il est difficile ou même impossible de parler calmement et rationnellement de la guerre en Ukraine. Ces images épouvantables de morts, de blessés, d’enfants sous la neige, de vieillards emportés dans des caddys nous remuent aux larmes. L’indignation, la colère nous emportent à juste titre devant ces catastrophes. Mais la guerre est toujours un événement affreux. Il n’y a pas de « belle guerre », ni de « guerre juste ». Il y a la guerre : c’est tout. Et jamais l’émotion ou l’indignation n’ont permis de mettre fin à une guerre. Même les plus atroces.

La première question est d’abord : y a-t-il un moyen de mettre fin à cette guerre et à l’invasion russe ?

Il est clair que Poutine ne renoncera pas de lui-même à son offensive, même devant le coût et la durée des opérations militaires. Arrêter maintenant serait pour lui suicidaire. D’autre part, il est convaincu –il l’a montré- que le basculement de l’Ukraine dans le camp occidental et en particulier dans l’OTAN constitue un danger mortel pour l’indépendance de l’Etat russe. Ce que les forces russes font subir à l’Ukraine, les forces européennes pourraient l’infliger à la Russie. La présence d’un glacis (Ukraine, Biélorussie), qui donne de la profondeur au champ de bataille russe, est un impératif .

L’impensable combat entre deux puissances nucléaires

Il est clair également que le camp occidental est dans l’incapacité de forcer Poutine à s’arrêter. Très évidemment, ni les USA, ni les pays européens, ni l’OTAN n’ont envie de commencer une guerre contre une puissance nucléaire. C’est exactement le but de l’armement atomique : rendre impensable et impossible un combat entre deux puissances nucléaires.

Quant aux sanctions, elles feront très mal à l’économie russe, à la population russe, aux oligarques russes, mais Poutine, avec le régime politique qui est celui de la Russie, maîtrisera ces oppositions. Il faut aussi mesurer le caractère relatif de sanctions consistant à saisir un yacht d’une valeur de 100 M€ à un oligarque dont la fortune est de 11 milliards d’euros ! Il faut également mesurer les conséquences effrayantes de ces sanctions sur les économies européennes et les populations de ces pays (les USA ne subiront pas les même dommages ; au contraire, ils risquent de bénéficier du retrait russe et du ralentissement économique de l’Europe !).

Donc, la guerre se poursuivra jusqu’à ce que Poutine le décide, c’est-à-dire jusqu’à ce qu’il obtienne ses buts de guerre. C’est bien ce qu’a compris le président Macron quand il se dit « pessimiste » et qu’il veut « en même temps » garder le contact avec Poutine. Les pleurs occidentaux, les indignations des populations de plusieurs pays ne changeront rien à cette évidence : la guerre se poursuivra jusqu’à ce que les Russes l’emportent militairement.

La victoire russe est certaine

Or cette victoire militaire est inéluctable dès lors que les USA et les occidentaux refusent d’intervenir. Certes, la résistance ukrainienne peut infliger des pertes sévères aux armées russes. Mais, à la fin la victoire militaire russe est certaine.
Quand ? Rappelons-nous que la guerre d’Irak, menée par une armée américaine accompagnée des armées occidentales, autrement plus puissantes que l’armée russe, a duré 40 jours. La guerre d’Ukraine peut durer encore plusieurs semaines, voire plusieurs mois. Peut-être même que, devant la résistance ukrainienne, Poutine sera tenté d’utiliser les armes les plus létales (hélas !). Sa détermination est totale. Il n’acceptera pas de cessez-le-feu sans contrepartie.

Alors faut-il se réjouir de la résistance ukrainienne ? Certes, elle démontre la vaillance et le courage de cette population. Certes, elle contribue à fonder un sentiment national puissant. Mais le prix à payer est immense : la destruction du pays, l’anéantissement de villes entières, des dizaines de milliers de morts, des centaines de milliers de blessés, des millions de réfugiés. Et tout ça pour quoi ? Au bout du conflit, quand il n’y aura plus de combattants, la Russie aura gagné la guerre. Et imposera ses conditions de paix.

Le dilemme qui se pose aux Ukrainiens, tous les peuples qui ont perdu une guerre l’ont connu : il arrive un moment où il faut reconnaître la défaite et négocier. Les confédérés du Sud des Etats-Unis ont cédé aux troupes fédérales. Les Allemands ont cessé le combat en 1918 et en 1945. Les Japonais en 1945. Seule la Garde Impériale a préféré mourir que de se rendre. Mais Napoléon lui-même a abdiqué.
La loi de la guerre, c’est qu’il y a un vainqueur et que le vainqueur dicte ses conditions. La seule vraie question est donc de savoir si ces conditions de paix seraient plus favorables aux Ukrainiens après 3 mois de guerre qu’aujourd’hui.

Les conditions d’une négociation

C’est là où la négociation peut intervenir. Poutine refusera d’arrêter la guerre et de renoncer à ses demandes prioritaires, mais il peut accepter de renoncer à des demandes qui ne sont pas prioritaires pour lui en contrepartie de l’arrêt d’une guerre qui lui coûte très cher. En contrepartie de l’arrêt des combats, il est encore possible de négocier. Une fois la guerre terminée et gagnée, il n’y aura plus de négociation : la Russie ne lâchera plus rien. La question dès lors est de déterminer le minimum de ce qu’il faut accorder à Poutine et, de l’autre côté, ce sur quoi il est possible de lui demander de renoncer.

Impossible d’anticiper ce que sera une telle négociation. A mon sens, il est trois points auxquels Poutine ne renoncera jamais et qui pourraient être acceptables par l’Ukraine :

  • la reconnaissance de la Crimée russe
  • un statut d’autonomie des provinces russophones (à l’intérieur de la République ukrainienne)
  • la garantie internationale de la non–participation de l’Ukraine à l’OTAN

En revanche, restent en débat et donc objets de la négociation des demandes de Poutine (probablement inacceptables par l’Ukraine) qu’il faudrait écarter :

  • la démilitarisation complète de l’Ukraine
  • la « dénazification » c’est-à-dire en fait le refus de l’indépendance politique de l’Ukraine
  • le refus définitif d’entrée dans l’Union européenne (une entrée à terme restant possible)
    Enfin, il faut s’attendre, comme le fait l’Iran aujourd’hui, à ce que le retrait définitif des troupes russes soit lié à la suppression des sanctions occidentales.

Le complexe de Munich

Serait-ce payer trop cher l’arrêt des combats, des milliers de vies épargnées, la sauvegarde du patrimoine ukrainien ? Je suis toujours gêné d’entendre les va-t-en guerre qui encouragent la poursuite de combats dont ils ne supportent aucune des conséquences ! Envoyer autrui à la mort pour soulager sa conscience, est-ce une qualité ?

Enfin, il est une question qui dépasse l’Ukraine que j’appellerais « le complexe de Munich ». Offrir la victoire à Poutine n’est-ce pas l’encourager à poursuivre son agression ? vers la Moldavie ? la Géorgie ? les Etats baltes ? la Pologne ?
C’est là que les sanctions jouent leur rôle : elles sont insuffisantes pour arrêter une action qui correspond à un intérêt stratégique essentiel (aux yeux de Poutine). Elles peuvent être dissuasives, en raison de leur coût, pour interdire des opérations sur des objectifs moins prioritaires.

Si ce raisonnement est exact, il faut que cette négociation débouche sur un traité multilatéral de sécurité en Europe signé par toutes les parties prenantes, que toutes ces parties s’engageraient à respecter et à faire respecter.