Union économique et monétaire : c’est maintenant qu’il faut agir

Considéré comme l’une des grandes figures de la construction européenne, Jacques Delors est désormais en retrait de la vie publique. Ses interventions sont rares et sa parole parcimonieuse. L’ancien président de la Commission européenne (1985-1995) est aujourd’hui âgé de 93 ans. Il a quitté en 2004 la présidence du laboratoire d’idées Notre Europe-Institut Jacques Delors, qu’il a fondé en 1996 et qui est présidé depuis 2016 par l’ancien premier ministre italien Enrico Letta. Exceptionnellement, il est sorti de son silence à l’occasion d’une conférence organisée à Berlin par l’Institut Jacques Delors, le 19 septembre, sur l’avenir de l’Union économique et monétaire. Il a adressé à la conférence un texte dont lecture a été donnée et que nous publions ci-dessous.

Jacques Delors
Paul Grover/www.telegraph.co.uk

Je suis heureux de pouvoir m’adresser à vous au début de cette importante conférence sur l’avenir de l’Union économique et monétaire. Cette conférence, je l’ai ardemment souhaitée. Et je l’ai voulue ici, à Berlin, car l’avenir de l’UEM implique le concours décidé de l’Allemagne. J’aurais bien sûr voulu venir en débattre directement avec vous, si mes forces me le permettaient. Car c’est maintenant qu’il faut décider, maintenant qu’il faut agir, maintenant qu’il faut avancer. Es ist Zeit !
Certes, l’Europe va moins mal. La crise financière de 2008 et ses conséquences en Europe, la crise dite « de l’euro », sont aujourd’hui derrière nous. Le cadre institutionnel de l’Union s’est montré plus robuste que les marchés et les commentaires ne l’avaient estimé. Au premier rang, c’est la Banque centrale européenne, avec son président, qui, avec détermination et sang-froid, a joué un rôle-clé pour garantir que l’euro tienne solidement debout. Je suis pour cette raison particulièrement heureux et honoré que Mario Draghi participe à cette conférence et partage aujourd’hui avec nous ses idées sur l’avenir de l’Union économique et monétaire.

L’heure est venue d’être audacieux

Au moment où l’Europe et ses valeurs fondamentales sont attaquées par des populistes de tout acabit, au moment où l’un de nos plus grands États membres a pris la décision brutale de nous quitter, nous ne pouvons pas nous contenter de contempler nos succès passés ou de seulement défendre ce qu’on a déjà bâti. L’heure est venue d’être, de nouveau, audacieux. Pour continuer de construire une Europe à la fois plus efficace, plus équilibrée et plus solidaire. Dans ce but, je remercie les Instituts Delors, de Berlin et de Paris, ensemble avec la Hertie School et la Fondation Bertelsmann, d’avoir mis sur pied ensemble cette conférence et que les deux instituts s’engagent activement, avec leurs idées et propositions, dans le débat sur l’avenir de l’UEM, offrant leurs perspectives uniques de Paris et de Berlin.
Pour bien prendre toute la mesure de ce qui nous reste à accomplir, permettez-moi de resituer l’UEM dans le temps long. L’intégration monétaire n’a été ni un accident de l’Histoire, ni un projet purement politique, comme on le dit trop souvent. C’était d’abord la conséquence logique d’avoir bâti un marché unique avec les quatre inséparables libertés. C’était un complément indispensable. Une monnaie unique est un élément incontournable d’un marché unique – la cinquième liberté si vous voulez. En ce sens, l’euro est une assurance collective, et je suis convaincu qu’il nous a tous aidés, la France comme l’Allemagne et l’Espagne comme la Finlande, à gérer la crise bien mieux que chacun ne l’aurait fait, laissé à son propre destin.

L’euro a besoin de ses deux jambes

Mais il est aussi vrai que, pour de bonnes ou de mauvaises raisons, l’UEM a été créée en mettant beaucoup de poids sur le « M » – l’intégration monétaire – et pas assez sur le « E » – la convergence et l’intégration économiques. Et dès que nous parlons de l’économique, nous ne pouvons pas la séparer du social. Lorsqu’on a créé le marché unique, on a établi les fonds structurels afin d’accompagner les atouts de l’intégration de nos marchés avec des instruments capables de faire du nouveau marché unique une promesse de prospérité pour tous. Mais lorsqu’on a créé la monnaie unique, on n’a pas développé suffisamment les outils assurant que l’atout d’intégrer nos monnaies mène à une Europe qui converge, à une Europe socialement équilibrée pour tous. Ce sont ces deux piliers de l’UEM, l’économique et le social, que l’on doit bâtir dans les années à venir. Je l’ai toujours dit et je le répète aujourd’hui à Berlin : l’euro a besoin de ses deux jambes pour marcher, la seule jambe monétaire ne suffit pas et ne suffira jamais.
Je nourris l’espoir que l’Europe aujourd’hui l’a compris. Après le vote historique de sortie du Royaume-Uni, l’Union se montre plus unie, plus forte, plus déterminée dans un contexte mondial que d’aucuns veulent bouleverser. Les Vingt-Sept font montre, depuis le début des négociations avec Londres, d’une cohésion tenace. Devant cette cohésion, le Brexit, que je déplore pour l’Europe comme pour nos amis britanniques, apporte la claire démonstration qu’appartenir à l’Union européenne donne un atout pour tous. Et la quitter représente une erreur, maintenant et pour l’avenir. D’ailleurs aucun dirigeant continental n’envisage sérieusement aujourd’hui de sortir de l’Union européenne.

Un vrai budget pour la zone euro

Mais j’ai aussi l’impression qu’avec la crise les esprits ont évolué quant à l’Union économique et monétaire. Le récent accord de Meseberg, entre les gouvernements français et allemand, a ouvert la porte pour un compromis, qui pourrait être acceptable partout en Europe. Je salue le ministre allemand des finances, Olaf Scholz, ci-présent, d’avoir accompli ce travail avec son homologue français pour achever ce compromis, qui mérite d’être pris au sérieux et regardé de près. Je trouve ce compromis pertinent : non pas parce qu’il serait le plus ambitieux que l’on puisse imaginer. Non, il est intéressant parce qu’il est à la fois pragmatique et novateur, parce qu’il aborde le futur de notre monnaie autrement que par le seul biais des marchés financiers. L’union bancaire était sûrement un pas essentiel, le pas d’intégration le plus important au plan économique depuis Maastricht. Mais, on le sait, l’UEM est bien plus qu’un cadre technique financier. Elle doit se doter des outils pour faire converger nos économies qui feront la prospérité de l’Europe, notre objectif commun.
Et j’ai l’impression qu’avec leur proposition d’un vrai budget pour la zone euro, l’Allemagne et la France ont fait un pas important vers cet objectif. J’espère vraiment que nos deux pays poursuivent ce chemin et y soient rejoints par d’autres. Nous ne pourrons pas aborder les élections européennes de mai prochain, qui approchent et dont les enjeux seront, cette fois-ci, plus importants que d’ordinaire, sans avoir avancé résolument sur ce chemin de la convergence économique et sociale, qui répond aux attentes de nos concitoyens depuis qu’ils ont l’euro en poche. Je forme le vœu que cette conférence nous aide à progresser.
Un rappel utile pour terminer. Lorsque fut adopté l’Acte unique, matrice du grand marché, de ses quatre libertés et des politiques structurelles, je fis mentionner la perspective d’une monnaie unique comme les petits cailloux du petit poucet avec perspective et confiance. Et sans me lasser, je répétais cette formule symbolique : « La croissance qui nous stimule, la cohésion qui nous rend plus fort, la solidarité qui nous unit ».
Je souhaite ardemment que ce triptyque anime l’esprit de réformes de l’UEM. C’est la condition pour rendre l’Union européenne enfin consciente d’elle-même, lui donner cette force créatrice, d’influence, de paix et de progrès humain.

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