1989 : origines d’un événement (deuxième partie)

Tiré du dernier livre de Daniel Vernet (1989/2009, Les tribulations de la liberté, éditions Buchet-Chastel), ce chapitre raconte les événements qui conduisirent à la chute du Mur de Berlin.   

Deuxième partie :

Première rencontre Gorbatchev-Kohl

C’est une visite de réconciliation qui laissera sa marque dans l’histoire. Tout avait plutôt mal commencé entre Helmut Kohl et Mikhaïl Gorbatchev. En 1985, le chancelier, croyant déceler dans les annonces sur la perestroïka un nouvel avatar de la propagande communiste, avait comparé Gorbatchev à Goebbels dans un entretien à l’hebdomadaire américaine Newsweek. Il avait fallu plusieurs années et plusieurs méditations pour que le mal soit réparé. En juin 1989, ce n’est pas le premier voyage de Gorbatchev en Allemagne de l’Ouest. Il y est venu en 1975 à l’invitation du petit PC allemand. Il en a gardé un souvenir anecdotique. Sur les bords du Rhin, il a rencontré un pompiste qui lui a dit : « Les Hitler passent, l’Etat et le peuple allemand demeurent », avant d’ajouter : « Mais Staline a divisé l’Allemagne ». Sur la terrasse du palais Schaumburg, le siège de la chancellerie à Bonn, qui domine le Rhin, Gorbatchev répète à Kohl que la division est « le résultat de l’Histoire ». Le chancelier file la métaphore aquatique : « L’eau du fleuve se dirige vers la mer. Si vous voulez arrêter le fleuve, il déborde et détruit la rive, mais l’eau, elle, va quand même vers la mer. Il en est de même de l’unité allemande ». Le président soviétique se tait. Comme il ne dit rien quand Kohl ajoute de sa main le mot « autodétermination » dans la déclaration commune germano-soviétique. L’article 1 de ce texte reconnaît « le droit de tous les peuples et Etats à déterminer librement leur destin et à définir souverainement leurs relations entre eux sur la base du droit international ». C’est le prix à payer pour les crédits allemands dont l’URSS a besoin pour réussir les réformes. Anatoli Tchernaïev, qui accompagne son patron à Bonn, a tout compris : « La conclusion pour les Allemands de l’Est va de soi : l’URSS ne fait plus obstacle à la réunification, donc on peut agir. C’est ce que font les gens de RDA », dit-il. Gorbatchev, quant à lui, pense en ce début d’été qu’il a encore le temps.

Il se trompe mais il a des excuses. Les spécialistes de l’Allemagne au Comité central ont à leur tête Valentin Faline, ancien ambassadeur à Bonn dans les années 1970 et véritable co-auteur de l’Ostpolitik avec Willy Brandt. Ils proposent une politique de coopération avec la RFA fondée sur un rapprochement entre les deux Etats allemands qui doivent conserver leur souveraineté, avant qu’un jour lointain, la réunification ne récompense leur bonne conduite. Ces Soviétiques qui ont été actifs dans la politique allemande de Moscou ont gardé des liens avec leurs anciens interlocuteurs à Bonn. Ils se convainquent mutuellement de deux choses : d’une part, les Allemands (de l’Ouest) ont intériorisé la division comme prix à payer pour les crimes du nazisme ; d’autre part, les Soviétiques bien intentionnés seront écartés du pouvoir s’ils font un pas de trop en direction de l’unité allemande.

 

Stabilité ou liberté

A la fin de l’été 1989, la traditionnelle contradiction de la politique étrangère entre la stabilité et la liberté domine les réflexions des diplomates. Confrontés au bouillonnement inattendu qui agite tous les pays d’Europe centrale et orientale, ils hésitent. Y compris les diplomates américains. « Personne ne sait avec certitude où nous allons et si l’ordre européen sera plus stable dans dix ans qu’il ne l’était il y a dix ans », reconnaît Lawrence Eagleburger.Des trois politiques possibles par rapport au monde communiste – convergence des sociétés industrielles, modus vivendi permanent entre deux systèmes incompatibles ou endiguement —, la première s’est avérée illusoire, la deuxième défaitiste. La troisième, qui suppose que l’Occident s’adosse à ses valeurs et à sa prospérité en attendant que les sociétés de l’Est s’effondrent, semble avoir été, contre toute attente, la plus réaliste. Mais, maintenant, il faut aller au-delà de l’endiguement conseillé en 1947 par George Kennan, dans son fameux article de Foreign Policy, estime le président Bush à l’été 1989. La gestion du statu quo, qui est toujours l’option la plus tentante, n’est plus possible, simplement parce que ce statu quo n’existe plus. Cependant, les Américains veulent se garder de jouer les apprentis sorciers. Deux mois avant l’ouverture du mur de Berlin, ils appellent à la prudence et à la patience. « Des changements radicaux n’arriveront pas du jour au lendemain », dit Eagleburger. Il invite les Européens de l’Est à se fixer des objectifs réalistes et tire la sonnette d’alarme. Une Europe où les deux Grands ne joueraient plus le rôle de gendarmes, qui ne serait plus divisée par le rideau de fer, saignée inhumaine mais en même temps garde-fou, où les logiques de puissance seraient adoptées par des Etats de plus en plus nombreux, pourrait « ressembler à l’Europe que nous connaissons trop bien par nos livres d’histoire ». Les Américains, qui sont intervenus deux fois sur le Vieux continent pour mettre fin à des querelles intestines, partagent avec les Européens la crainte du retour du nationalisme qui « a fait de la vieille Europe un endroit dangereux ». Les dirigeants français et britanniques partagent la même inquiétude. L’ambassadeur de Sa Gracieuse Majesté à Bonn, sir Christopher Mallaby, raconte qu’à une réunion à Washington le représentant français a constamment peint le spectre de la Europäische Gemeinschaft deutscher Nation (la Communauté européenne de nation allemande), expression qui rappelle le nom officiel en allemand du Saint Empire romain germanique (Heiliges römisches Reich deutscher Nation). La formule est sans doute exagérée. "Cependant, elle donne à réfléchir", explique le diplomate.

 

Autodétermination ou unité

C’est pour ne pas réveiller les vieux démons que les Allemands (de l’Ouest) sont eux-mêmes très prudents avec la « question allemande ». « Autodétermination ne signifie pas automatiquement unité », déclare encore en septembre 1989 Horst Teltschik. Le conseiller diplomatique parle explicitement de « Zweistaaterei  » (la solution de deux Etats). Les plus réservés face aux mouvements qui se développent en RDA sont les social-démocrates qui sont à l’origine de l’Ostpolitik des années 1970. En dehors de la normalisation avec l’URSS et les Etats socialistes, celle-ci a apporté des améliorations humanitaires indéniables pour les Allemands des deux côtés du Mur. Ces acquis risquent maintenant d’être mis en cause en cas de durcissement du régime est-allemand. « Que ferons-nous si les chars roulent dans les rues de Berlin-Est ? », interroge Egon Bahr, l’ancien conseiller de Willy Brandt et véritable concepteur de la politique à l’Est. Il connaît la réponse, qui a déjà été apportée dans le passé : « Rien, bien sûr ! », comme disait Claude Cheysson, ministre français des relations extérieures, confronté à la même question au moment de la déclaration de l’état de guerre en Pologne, en 1981. Huit ans sont passés. A Moscou, le pouvoir a changé et dans les Etats du camp socialiste des réformateurs, voire des non-communistes, sont arrivés au gouvernement. La question est plutôt : Que ferons-nous, si les chars ne roulent pas ? Autrement dit, quelle attitude les responsables occidentaux vont-ils adopter face aux contestataires de l’Est qui mettent en cause l’ordre établi, alors que depuis des décennies ces mêmes responsables ont dénoncé la division de l’Europe tout en s’en accommodant parfaitement ? Mikhaïl Gorbatchev a abandonné la « doctrine Brejnev » et donné des assurances aux dirigeants de l’Ouest que les forces soviétiques – elles comptent encore 300 000 hommes en RDA — n’interviendraient pas. Mais est-ce une certitude ? Et ne risque-t-il pas d’être renversé s’il maintient cette décision alors que l’URSS est menacée de perdre ses conquêtes de 1945 ?

 

Tien Anmen

Le contre-exemple n’est pas si ancien. Dans un autre pays communiste, la Chine, l’armée a noyé dans le sang la révolte des étudiants et des ouvriers de la place Tien Anmen. Leurs revendications étaient les mêmes que celles des Allemands de l’Est : démocratie, liberté, élections libres. Les manifestations ont commencé le 15 avril à la mort de Hu Yaobang, ancien secrétaire général du Parti communiste, limogé deux ans plus tôt pour réformisme et incompatibilité d’humeur avec l’homme fort du régime, Deng Xiaoping. Des centaines de milliers de jeunes occupent la place Tien Anmen. Ils dénoncent la corruption, la hausse des prix et érigent une statue de la liberté non loin du mausolée de Mao Zedong, devant la Cité interdite. Dans un premier temps, les autorités hésitent sur la conduite à tenir. Le mois précédent des émeutes au Tibet ont provoqué l’instauration de la loi martiale dans la province. Mais il est plus difficile de la décréter dans tout le pays surtout à un moment où Pékin attend la visite de Mikhaïl Gorbatchev. Le secrétaire général du PC soviétique vient sceller la réconciliation des deux pays, brouillés depuis le schisme de 1960. C’est peu dire que les dirigeants chinois n’apprécient guère les réformes de Gorbatchev. Deng Xiaoping a choisi la modernisation sans libéralisation. La perestroïka sans glasnost, pourrait-on dire, si sa politique économique n’était pas plus audacieuse que celle des réformateurs soviétiques. En revanche, il ne veut pas relâcher la tutelle du PC sur la société, qui lui parait la seule garantie de cohésion pour le vaste ensemble chinois. La révolte du Tibet l’a conforté dans cette conviction. Avant et pendant la visite de Gorbatchev à Pékin, les dirigeants chinois semblent avoir choisi le dialogue avec les manifestants. Le dirigeant soviétique est acclamé par la foule. Gorbatchev réussit la performance d’être célébré aussi bien à Bonn, Berlin et Pékin, note John Lewis Gaddis, « ce qu’aucun de ses prédécesseurs n’avait réussi ». Le ton change après son départ. Le secrétaire général du PCC, qui s’était chargé du dialogue avec les étudiants, est limogé. Le 4 juin, alors qu’en Pologne ont lieu les premières élections semi-libres, l’armée charge la foule sur la place Tien Anmen. Elle intervient avec des chars et tire sur les manifestants, faisant des dizaines et des dizaines de milliers de victimes.

Les événements de Chine montrent que la liberté est vulnérable, notamment dans les sociétés où les exigences démocratiques sont nouvelles. Il n’y a rien d’inéluctable dans la non-intervention de l’armée.

 

Des chars à Leipzig ?

A posteriori, on peut constater que Moscou a tenu parole mais les manifestants de Leipzig, Dresde, Berlin-Est ne le savaient pas. En RDA, une solution à la Deng Xiaoping n’était pas impensable. En tous cas, les dirigeants est-allemands ne dédaignaient pas de le laisser entendre. Après le massacre de la place Tien Anmen, la télévision est-allemande rendait hommage à « l’héroïque réponse apportée par l’armée et la police chinoises à l’inhumanité perfide des manifestants étudiants. » Pour le quarantième anniversaire de la fondation de la République populaire de Chine, le 1er octobre, le quotidien du Parti communiste est-allemand, Neues Deutschland, proclame : « Dans les combats de notre temps, la RDA et la Chine sont côte à côte ».

Un responsable du SED, le Parti communiste est-allemand, assurait cependant Gorbatchev que les forces de l’ordre est-allemandes n’interviendraient pas plus que les troupes soviétiques, « même en cas de tentative de franchissement du Mur, mais, ajoutait-il dans une formule ambiguë, cette éventualité est peu probable ». Et il est vrai que la première grande manifestation de Berlin-Est, le 4 novembre, cinq jours avant la chute du Mur, qui rassemble plus d’un demi-million de personnes, ignore superbement ce Mur. Non seulement par crainte de la police qui est très discrète mais aussi parce que, ce jour-là, les slogans des protestataires réclament « une RDA différente » et non l’unité allemande.

Toujours est-il qu’en septembre, les interrogations portent encore sur le moyen d’éviter l’actualisation de la question allemande plutôt que sur la manière de la résoudre. Si on le faisait, « je considérerais que ce serait une grave erreur, car la question allemande ne serait pas résolue pour autant. Au contraire des peurs seraient alimentées de l’autre côté et finalement, les pays du pacte de Varsovie seraient remis au pas. Les Allemands n’y gagneraient rien », affirme alors l’ancien chancelier Helmut Schmidt. Interrogé en 2008 sur cette prise de position, il se rappelle qu’il était « inquiet de la violence possible ». Alors, que faire ? Attendre des jours meilleurs. Ne pas soulever des espoirs qui ne peuvent qu’être déçus. Décréter une Burgfrieden, comme on disait au moment de la paix d’Augsbourg, une trêve de plusieurs années, pendant laquelle on s’engagerait à ne pas soulever la question allemande, afin de ne pas faire peur aux voisins mais surtout afin de ne pas fragiliser les dirigeants est-allemands, de telle sorte qu’ils ne se sentent pas menacés dans leur pouvoir s’ils se lancent dans une politique de libéralisation. Le parallèle avec la paix d’Augsbourg n’est pas parfaitement pertinent car son principe, cuius regio, eius religio, supposait que si le prince ne vous plaisait pas, vous aviez le droit d’aller ailleurs avec armes et bagages. Ce n’est pas une solution pour les Allemagnes du XXè siècle : un tel principe aurait encouragé l’exode des Allemands de l’Est vers la RFA.

 

Le 40ème anniversaire de la RDA

Or cet exode continue quand la République démocratique allemande célèbre son quarantième anniversaire, les 7 et 8 octobre. Les festivités officielles se passent sans incident. Mikhaïl Gorbatchev est acclamé, comme le représentant des réformes du système communiste. Il donne à Erich Honecker, le chef de l’Etat est-allemand, ce qui apparaît rétrospectivement comme le baiser de Judas. On lui prête cette formule : « Celui qui vient trop tard est puni par la vie », aurait-il dit à Honecker, qui refusait de reconnaître que les temps ont changé. Dans la foule, des pancartes proclament : « Gorby, aide-nous ! » Le premier ministre polonais se penche à l’oreille de Gorbatchev : « Vous parlez l’allemand ? », demande-t-il. « Assez pour comprendre ce qu’elles disent ! », répond le président soviétique. C’était la fin.

Sur la tombe du « libérateur » inconnu de l’Armée rouge à Berlin, le numéro un soviétique récite les vers d’un poète russe du XIXè siècle, Fedor Ivanovitch Tioutchev (1803-1873), écrits à l’époque de la première unité allemande réalisée par Bismarck :

 

« L’oracle de notre temps a proclamé l’unité

« Qui ne peut être forgée que par le fer et le sang

« Mais nous essayons de la forger par l’amour

« Et nous verrons laquelle est la plus durable »

 

La référence est ambiguë. Elle peut être aussi bien un avertissement aux Allemands de l’Ouest pour qu’ils ne pressent pas un mouvement qui pourrait se terminer dans la violence qu’aux dirigeants est-allemands pour qu’ils excluent l’emploi de la force et misent sur des changements à long terme. La direction de la RDA est divisée. Les représentants des organes de sécurité n’ont toujours pas renoncé à la répression brutale. Les orthodoxes acceptent quelques assouplissements, par exemple pour les voyages des citoyens est-allemands dans les pays frères qui sont en fait l’antichambre de l’Ouest. Les réformateurs prônent des changements en profondeur pour tenter de sauver ce qui peut l’être encore. Mais le dissident chinois Fang Lizhi, qui s’est réfugié à l’ambassade des Etats-Unis pendant le Printemps de Pékin puis a émigré vers les Etats-Unis, décrit bien le dilemme des régimes autoritaires : « Si le parti réforme, il limite son pouvoir. S’il ne réforme pas, il le perd. »

Les impondérables de l’histoire

Honecker est débarqué par ses pairs et remplacé par Egon Krenz puis par Hans Modrow, le chef du parti de Dresde qui passe pour ouvert à la perestroïka gorbatchévienne. Mais il est trop tard. L’exode massif des Allemands de l’Est et les manifestations intérieures affaiblissent l’Etat, minent l’économie et finissent de ruiner l’image de la RDA. Les 8 et 9 novembre, les responsables des forces de l’ordre sont réunis à Berlin-Est avec les membres du Comité central du SED. A l’issue de la réunion, Günter Schabowski, inaugure devant la presse étrangère ses fonctions de secrétaire du Comité central du SED pour les questions d’information. Un spécialiste de la langue de bois n’est pas nécessairement préparé à répondre aux questions non-sollicitées. Il annonce que les citoyens est-allemands recevront tous un passeport leur permettant de voyager à l’étranger. Un journaliste demande : « A partir de quand ? » Schabowski fouille dans ses notes, n’y trouve pas la réponse et bredouille : « Euh, à partir de maintenant… tout de suite ». La nouvelle fait le tour des radios et des télévisions allemandes, à l’Est comme à l’Ouest. Les Berlinois sont incrédules. Au point de passage de la Bornholmer Strasse, ils devront attendre jusqu’à minuit pour que les portes s’ouvrent enfin. D’autres ont commencé à escalader le Mur ou à donner des coups de pioche, sous l’œil dépassé des Vopos qui sont laissés sans consigne par leurs supérieurs.

Les dirigeants est-allemands ne sont pas les seuls à être dépassés par le cours des événements. Le président Bush et Margaret Thatcher apprennent l’ouverture du Mur par les agences tandis qu’à Moscou, personne ne réveille Mikhaïl Gorbatchev qui apprendra la nouvelle que le 10 novembre au matin. « Vous avez pris la bonne décision », câble-t-il à Berlin-Est. Quelques semaines plus tard, en rencontrant George H. Bush à Malte, il lui dit : « En aucune façon, ce qui est arrivé ne doit être considéré de manière négative. » Helmut Kohl est à Varsovie. Le soir du 9, il interrompt sa visite officielle pour se rendre à Berlin. Du haut de l’escalier de la mairie de Schöneberg, siège du Sénat de Berlin-Ouest, tout ce que la République fédérale compte d’hommes d’Etat est là. Outre le chancelier Kohl, le président Richard von Weizsäcker, qui a été maire de Berlin, le ministre des affaires étrangères Hans Dietrich Genscher, né à Halle dans l’est de l’Allemagne, et l’ancien chancelier Willy Brandt qui prononce une phrase sibylline : « Il faut que croisse ensemble ce qui appartient au même ensemble ». Comprenne qui voudra. François Mitterrand se félicite de la liesse populaire tout en ajoutant : « Il est des bonheurs dangereux ».

Des bonheurs dangereux

L’ouverture du mur de Berlin a en effet bouleversé les plans des chancelleries. La retenue s’impose encore plus qu’avant mais elle devient de plus en plus difficile à mettre en œuvre. « Il ne faut pas danser sur le Mur », dit le président Bush, qui sera pourtant un des principaux soutien du chancelier Kohl dans la marche vers l’unité allemande. Le président français ne voit pas la nécessité de modifier en profondeur la feuille de route qu’il s’est donnée depuis le début de l’année. Il n’a pas peur de la réunification allemande, répète-t-il, mais il veut en maîtriser le rythme et l’encadrer dans la construction européenne. Comme le processus en Allemagne va plus vite que prévu, accéléré – pense-t-il —, par les initiatives unilatérales d’Helmut Kohl, il faut accélérer l’intégration de l’Europe. Il espère pouvoir s’appuyer sur Gorbatchev, confronté à des impératifs similaires. « L’éruption du volcan allemand a pris Gorbatchev et Mitterrand par surprise bien que tous les deux aient admis le caractère inéluctable de l’unification allemande dans un avenir incertain », estime Andreï Gratchev, qui parle, à propos de la chute du Mur, d’une sorte de « Tchernobyl politique ». Si le rapprochement des deux Etats allemands va trop vite, le secrétaire général du PC soviétique pense qu’un maréchal s’assiéra dans son fauteuil. Une tentative de putsch aura en effet lieu à Moscou mais près de deux ans plus tard. A Kiev, Mitterrand comprend que Gorbatchev n’a pas les moyens de s’opposer à l’unification allemande, voire qu’il ne le veut pas parce qu’il a besoin des crédits ouest-allemands pour sauver l’économie soviétique. Raison de plus pour montrer aux Allemands qu’ils ne peuvent pas se passer de l’accord des quatre grandes puissances qui restent les garantes du statut de Berlin. Mitterrand confirme son voyage controversé en RDA et invite Gorbatchev, à la surprise de ce dernier, à le retrouver à Berlin. Le président russe ne donne pas suite à cette suggestion. Trois thèmes reviennent comme des leitmotive dans le discours français : respect des frontières, rapprochement des alliances, intégration européenne. Sur ce dernier point, la France obtiendra satisfaction. Au Conseil européen du 8 décembre à Strasbourg que préside François Mitterrand, le chancelier Kohl – « contre les intérêts allemands », confiera-t-il plus tard à George H. Bush —, accepte le lancement de la monnaie unique.

S’il y avait un doute sur les sentiments de la population est-allemande, il est levé lors des élections législatives de mars 1990 en RDA. Elles donnent une large victoire à la démocratie chrétienne qui a fait campagne sur le thème de l’unité allemande. Le premier gouvernement est-allemand élu démocratiquement, dirigé par Lothar de Maizière, est voué à une courte existence. L’union monétaire est effective dès juillet. Le même mois, la rencontre entre Helmut Kohl et Mikhaïl Gorbatchev dans le Caucase lève les derniers obstacles à la participation de l’Allemagne réunifiée à l’OTAN et par là-même à la signature de l’accord dit 4+2 (les autres puissances victorieuses du Reich et les deux Etats allemands) qui tire un trait sous la deuxième guerre mondiale et redonne à l’Allemagne sa pleine souveraineté.

La question européenne

Toutes ces négociations, auxquelles les Polonais ont été associés, à la demande de la France, quand la frontière Oder-Neisse était concernée, ont montré que la question allemande est une question européenne par excellence. Sa solution ne dépend pas que des Allemands. Et quand ils s’en sont occupés seuls, « ça a été une catastrophe », reconnaît l’historien Michael Stürmer, depuis la guerre de Trente ans jusqu’à 1945. La révolution de 1989 se passe sans effusion de sang, à l’exception de la Roumanie où le mouvement ne vient pas de la base mais des milieux du parti communiste. Avec l’aide des mineurs transformés en hommes de main, les querelles internes à la nomenklatura aboutissent à l’assassinat de Nicolae Ceaucescu et de sa femme Elena. Thimoty Garton Ash voit dans ces révolutions de 1989 le modèle d’un nouveau style de révolution, qui contrairement aux révolutions françaises et russes, se développent pacifiquement, comme plus tard en Slovaquie (contre Meciar), en Serbie (contre Milosevic) et dans les révolutions de couleur, en Géorgie et en Ukraine.

Tout aurait pu se passer autrement. L’illusion du « déterminisme rétrospectif » amène à penser que le cours de l’histoire était écrit dès les grèves de Solidarité à Gdansk, la perestroïka de Mikhaïl Gorbatchev, les tables rondes et les Forums civiques, dans une sorte de continuum. Personne en réalité ne savait où conduisaient toute cette agitation, ces remises en cause des dogmes les mieux installés ces soulèvements populaires. « Alors que nous étions en train de tuer le monstre totalitaire, aucun consensus n’émergeait sur ce qui le remplacerait ; et ainsi, alors que la perestroïka perdait sa boussole, les forces qu’elle avait libérées échappaient à tout contrôle », écrit Anatoli Tchernaïev. Le monde faisait l’expérience inédite du passage du communisme à la démocratie qu’aucun intellectuel n’avait théorisé alors que les livres sur le passage du capitalisme au socialisme occupaient des rayons entiers des bibliothèques. Le « court XXè siècle » commencé en 1914 selon l’historien Eric Hobsbawn s’achève en 1989 dans l’enterrement de la guerre froide, avec l’espoir qu’un nouvel ordre mondial, fondé sur les principes du droit, de la coopération entres les Etats et du respect des droits de l’homme s’ouvre après la disparition des blocs. Un monde postmoderne, pourtant guetté par les fantômes du passé.