Une seule certitude : 1989 serait le bicentenaire de la Révolution française. Le premier centenaire avait été marqué par l’Exposition universelle de Paris, hymne aux techniques industrielles dont le plus beau fleuron reste la tour Eiffel. Les visiteurs avaient pu voir aussi un village noir peuplé de quatre cents indigènes qui symbolisait plus la victoire du colonialisme que le triomphe de la liberté. Le bicentenaire se devait d’avoir une empreinte architecturale. En 1989, c’est au tour de la France d’accueillir le G7, la réunion des chefs d’Etat et de gouvernement des sept pays les plus industrialisés du monde. Après avoir voulu – en vain —, éblouir ses hôtes par les fastes de Versailles lors du premier G7 de la France socialiste, François Mitterrand opte sept ans plus tard pour le quartier futuriste de la Défense.
L’avenir, lui, est incertain. Depuis le début de l’année, l’Europe bouillonne. Il se passe des choses étranges à l’Est du continent. Des événements porteurs d’espoirs et de craintes. « L’histoire ensuite détermine ce qui l’emporte », écrit l’historien américain John Lewis Gaddis. « L’ordre de Yalta » est en train de vaciller. Ou plus exactement ce qu’on nomme comme tel. Car ce n’est pas à Yalta, en février 1945, lors de la rencontre Staline-Roosevelt-Churchill, que le sort de l’Europe a été scellé. Sur les bords de la mer Noire, les trois Grands s’étaient formellement entendus pour que les peuples européens décident de leur avenir par des élections libres, après la défaite annoncée du Reich hitlérien. La division de l’Europe, est venue plus tard. Après la conférence de Potsdam, puis à cause de la conception soviétique des élections « libres » et du rejet par Moscou du plan Marshall, le « rideau de fer », selon l’expression inventée par Winston Churchill, est tombé.
Berlin au centre de la confrontation des blocs
En 1949, cette division, qui passe au milieu de l’Allemagne et au milieu de son ancienne capitale, est figée depuis quarante ans. Elle a même été renforcée en 1961 avec la construction du Mur. Berlin est au centre de la confrontation Est-Ouest. En pleine ville, sous la porte de Brandebourg, les deux blocs se font face. Il ne reste que quelques vestiges du statut quadripartite que les Alliés de la Seconde guerre mondiale avait établi. Les troupes de chacune des quatre puissances peuvent patrouiller librement dans le secteur des autres. Jusqu’à sa mort en 1987, Rudolf Hess, le dernier dignitaire nazi, est gardé dans la prison de Spandau (en secteur occidental) par des geôliers français, britanniques, américains ou soviétiques, à tour de rôle. A l’exception des forces d’occupation, Berlin est officiellement démilitarisée. Ce qui n’empêche pas les dirigeants communistes est-allemands d’y faire défiler l’Armée nationale populaire, sous les protestations inutiles des Occidentaux.
Pour les Berlinois et les Allemands en général, la séparation est bien réelle. A Berlin même, elle est pendant quelques années presque symbolique. On peut en traversant d’un trottoir à l’autre de la même rue passer « d’Est en Ouest ». Il suffit de ne pas avoir de bagages pour ne pas se faire remarquer par les Vopos (Volkspolizei). Dans les premières années de l’après-guerre, le S-Bahn, le RER berlinois, continue de circuler dans toute la ville. La situation se durcit après la révolte des ouvriers de Berlin-Est de juin 1953, écrasée dans le sang par les chars soviétiques.
La construction du Mur
La coupure est matérialisée dans la nuit du 12 au 13 août 1961. Les premiers barbelés sont déployés le long de la ligne qui sépare le secteur soviétique de Berlin des secteurs occidentaux. Ce sont les premiers éléments du Mur. C’est une « chose haïssable », reconnaît Nikita Khrouchtchev, le chef du Parti communiste soviétique, mais pour lui comme pour les dirigeants est-allemands, cette « chose » apparait comme le seul moyen de mettre fin à l’hémorragie de travailleurs bien formés qui saigne la République démocratique allemande. En juillet 1961 encore, trente mille personnes sont passées à l’Ouest. Ces départs sont insupportables matériellement, parce qu’ils affaiblissent l’économie est-allemande, et symboliquement, parce qu’ils signent l’échec de l’expérience du « premier Etat des ouvriers et des paysans sur le sol allemand », comme la RDA se plaît à se qualifier elle-même. Les Soviétiques savent bien que l’existence d’une frontière quasiment ouverte entre les mondes socialiste et capitaliste amène la population à comparer le niveau de vie dans les deux parties de la ville, et cette comparaison « ne tourne pas à l’avantage du Berlin démocratique », avoue l’ambassadeur de Moscou en RDA ;
« Le marxisme est né en Allemagne […] Si le socialisme ne l’emporte pas en RDA, si le communisme ne prouve pas sa supériorité et sa vitalité ici, alors nous n’aurons pas gagné. C’est fondamental pour nous », ajoute Anastase Mikoyan, en 1961, alors vice-premier ministre soviétique. A l’instar de l’URSS, qui est le seul Etat dans le monde à ne pas avoir de caractéristique géographique dans son nom, mais une définition idéologique (les Soviets), l’identité de la RDA est d’abord idéologique. Sans le socialisme, cet Etat n’a pas de raison d’être. Un des théoriciens officiels est-allemands, Otto Reinhold, avancera ouvertement l’argument à la fin des années 1980, pour justifier le refus des dirigeants de Berlin-Est de suivre Mikhaïl Gorbatchev sur la voie des réformes.
Le 13 août 1961, les Occidentaux font avancer quelques chars vers la ligne de démarcation mais à la grande déception de Willy Brandt, maire de Berlin-Ouest, ils ne vont pas au-delà de protestations verbales contre la construction de ce mur qui est contraire à tous les arrangements quadripartites. Le chancelier ouest-allemand Konrad Adenauer se dit indigné mais n’abandonne pas la campagne pour les élections législatives qu’il mène en RFA. John Kennedy se taillera un grand succès devant la mairie de Schöneberg, le 26 juin 1963, en proclamant dans un allemand hésitant : « Ich bin ein Berliner ». Mais sur le moment, il réagit mollement : « Le Mur n’est pas une solution très belle [mais] c’est beaucoup mieux que la guerre ».[3][3] Kennedy fait allusion aux tentatives avortées de Khrouchtchev de mettre totalement fin au statut quadripartite de l’ancienne capitale du Reich, de signer un traité de paix séparé avec la RDA, avec Berlin-Est pour capitale, et de couper Berlin-Ouest de l’Allemagne de l’Ouest, comme Staline avait déjà essayé de le faire par le blocus de 1948.
Il semble donc que le Mur soit un moindre mal. Implicitement, les Américains, les Britanniques et les Français reconnaissent que les Soviétiques sont chez eux, dans la partie de l’Europe qu’ils se sont attribuée et dans laquelle les Occidentaux ne veulent et ne peuvent intervenir, sauf à risquer un nouveau conflit mondial. La démonstration en est donnée, a contrario, en 1962 quand les Soviétiques tenteront d’établir des bases de missiles à Cuba. Cette incursion dans la zone d’influence américaine est considérée comme une violation de la règle du jeu. Elle aurait entraîné une riposte décisive des Etats-Unis si elle avait été menée à son terme.
Moscou veut marquer son territoire en Europe et n’a de cesse d’amener les Occidentaux à reconnaître officiellement ses conquêtes dans la partie orientale et centrale du continent.
La doctrine Brejnev
L’objectif est double : d’une part, fixer les frontières nées après la Seconde guerre mondiale, marquées par une avancée du monde soviétique en direction de l’Ouest et par l’existence de deux Etats allemands ; d’autre part, légitimer et pérenniser les régimes communistes. Les dirigeants soviétiques ont inventé la doctrine de la souveraineté limitée, dite « doctrine Brejnev ». Elle permet et même enjoint aux pays « frères » de venir en aide à des dirigeants du bloc de l’Est dont le pouvoir serait menacé par des mouvements populaires mis sur le compte d’un « complot impérialiste ». Au nom de cette doctrine, les forces du pacte de Varsovie interviennent en août 1968 en Tchécoslovaquie contre le Printemps de Prague et l’expérience du « socialisme à visage humain ». C’est la rupture avec cette doctrine, officiellement entérinée en 1988 par Mikhaïl Gorbatchev, qui ouvrira la voie aux révolutions de 1989.
Pour le moment, les Soviétiques comptent sur la CSCE, la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe, qui s’est conclue par l’Acte final de la conférence d’Helsinki en 1975, pour atteindre leur double objectif. Ils y parviennent en partie. Sur le premier point de la reconnaissance des frontières, ils considèrent avoir obtenu satisfaction. Cependant, les Occidentaux ont introduit une nuance lourde de conséquences. Ils admettent que les frontières sont « inviolables », sous entendu qu’elles ne peuvent pas être changées par la force, mais ils ne sont pas d’accord pour qu’elles soient déclarées « intangibles », autrement dit, elles peuvent être modifiées par la négociation. Dans le même esprit, les Allemands de l’Ouest, sous la direction du chancelier social-démocrate Willy Brandt, ont normalisé leurs relations avec l’Union soviétique, en tenant compte des conséquences de la guerre mais dans la « lettre sur l’unité allemande », ils se sont réservé le droit, dans un avenir certes lointain, d’œuvrer pacifiquement à l’union de leur peuple.
Sur le deuxième point, la pérennité des régimes communistes, les Occidentaux ont réussi à introduire des dispositions concernant le respect des droits de l’homme et des libertés individuelles. L’URSS estime que ces engagements purement formels sont le prix à payer pour ce qui l’intéresse au premier chef, c’est-à-dire le statu quo territorial. De toute façon, elle n’a aucune intention de les respecter. Jusqu’à l’arrivée au pouvoir de Mikhaïl Gorbatchev en 1985, elle poursuit systématiquement les dissidents qui se réclameront des accords d’Helsinki pour exiger le respect des droits de l’homme. Les dirigeants soviétiques n’ont pas compris que le ver était dans le fruit. Le texte d’Helsinki a fourni des arguments aux militants des droits de l’homme en URSS et dans le bloc soviétique ainsi qu’aux dirigeants occidentaux. Ces derniers peuvent invoquer la signature de l’URSS pour lui demander des comptes, sans être accusés d’ingérence dans ses affaires intérieures.
L’arrivée de Gorbatchev
Le tournant se produit en Union soviétique elle-même, quand Mikhaïl Gorbatchev devient secrétaire général du Parti communiste, après la mort de Constantin Tchernenko, longtemps porte-serviette de Leonid Brejnev. Tchernenko est le symbole de l’acharnement thérapeutique – et ce n’est pas seulement une image – que la vieille garde soviétique a essayé d’appliquer à un système moribond mais dont la survie artificielle était essentielle à leur existence. Dirigeant local du Parti communiste, Gorbatchev a été appelé au secrétariat du Comité central déjà du temps de Leonid Brejnev. Il s’occupe de l’agriculture. Au dîner officiel où Mitterrand fait résonner au Kremlin le nom de l’académicien Andreï Sakharov, assigné à résidence à Gorki depuis le début de l’occupation soviétique de l’Afghanistan, il explique son retard par les soucis que lui donne la situation catastrophique de l’agriculture soviétique. Cet aveu devant des dirigeants occidentaux est une première. Avec ses amis, comme Alexandre Iakovlev ou Edouard Chevardnadze, il est conscient que le système court à sa perte s’il est incapable de se transformer. En bon communiste – il se réclamera à plusieurs reprises de Lénine, à la fois par conviction et par tactique, pour faire passer ses réformes —, il ne peut pas comprendre que le système s’effondrera s’il commence à se réformer. Il lance la politique de la perestroïka (la reconstruction) et de la glasnost (la transparence). La première vise à combattre les rigidités de la planification économique centralisée en élargissement la marge de manœuvre des acteurs économiques. La seconde accorde un début de liberté d’expression et lie développement économique et liberté de choix.
Cette nouvelle orientation a plusieurs conséquences. A l’intérieur, elle libère la parole des intellectuels et des contestataires. Dans les républiques périphériques de l’Union soviétique, notamment dans les Etats baltes, la liberté d’expression, même partielle, joue en faveur des revendications démocratiques mais aussi nationales. Dans le passé, celles-ci étaient condamnées comme menées antisoviétiques. Dans la deuxième moitié des années 1980, elles peuvent apparaître au grand jour, même si elles sont toujours taxées de séparatisme. C’est aussi vrai chez les alliés de Moscou. Le nouveau cours en URSS est un encouragement pour les réformateurs dans les pays frères, et pour les forces d’opposition. En particulier en Pologne.
Le pays reste travaillé par Solidarité, bien que la proclamation de l’état de guerre, en décembre 1981, ait mis un terme à la phase la plus active du mouvement revendicatif. Le pape Jean-Paul II reste un exemple pour ses compatriotes, qu’il a conjuré de « ne plus avoir peur ». La « liberté de choix » implique, au moins en théorie, que les Etats d’Europe centrale et orientale, enrôlés de force dans le camp soviétique après la Deuxième guerre mondiale, puissent choisir leurs alliances et leur système politique.
Gorbatchev ne va pas jusqu’à le reconnaître publiquement. Toutefois, il le laisse entendre à demi-mot. En décembre 1988, à la tribune des Nations unies, il prononce un discours dans lequel il définit la « nouvelle pensée » en politique internationale. « Il est évident, dit-il, que la force et la menace d’utiliser la force ne peuvent être et ne sauraient être un instrument de politique extérieure […] La liberté de choix est un principe universel qui ne doit connaître aucune exception ». En 1980-1981, au plus au point de la contestation menée par Solidarité en Pologne, les Soviétiques avaient envisagé d’intervenir militairement comme ils l’avaient fait un peu plus de dix ans auparavant à Prague. Ils y avaient renoncé parce qu’ils étaient incapables de mener deux opérations militaires en même temps, alors qu’ils venaient d’intervenir en Afghanistan. En tous cas, le discours de Gorbatchev à l’ONU signe la fin de la « doctrine Brejnev ». Et ce ne sont pas seulement des bonnes paroles. En même temps, le secrétaire général annonce une réduction unilatérale des troupes soviétiques en Europe centrale, comme une sorte de signal envoyé aux sociétés est-européennes et aux Occidentaux qu’il n’utilisera pas la force pour maintenir son contrôle sur l’empire.
Les révolutions de 1989 ont de multiples facettes. A Moscou, comme c’est la tradition en Russie, elle vient d’en haut. En Europe de l’Est, elles sont le résultat d’une poussée venue d’en bas (à l’exception de la Roumanie, où la chute du couple Ceaucescu est plus le résultat d’une révolution de palais que d’une révolte populaire). En revanche, les mouvements populaires de l’Europe de l’Est n’auraient pas pu aboutir sans les changements intervenus au centre du système, à la tête de l’empire lui-même. La clef de la réunification allemande se trouve à Moscou, disait-on, mais c’était plus largement le cas pour toute libéralisation dans le glacis soviétique. La rupture avec la conception dogmatique et figée du « socialisme réel » était nécessaire, comme l’avait montré a contrario l’écrasement des révoltes à Berlin-Est en 1953, à Budapest et Poznan en 1956, à Prague en 1968… Mais rien n’aurait été possible sans l’irruption des sociétés civiles dans les pays d’Europe centrale et orientale.
La Pologne au premier rang de la révolte
Et c’est ainsi que commence l’année 1989. Le premier sursaut vient de Pologne. Ce n’est pas un hasard. Depuis le début de la décennie, la société polonaise, fortement influencée par l’Eglise catholique qui, en 1978, a porté l’un des siens, Karol Wojtyla, archevêque de Cracovie, sur le trône de Saint-Pierre, est en ébullition. Les ouvriers des chantiers navals de Gdansk, menés par un électricien dont la moustache deviendra célèbre, Lech Walesa, ont réalisé ce dont rêvait le mouvement communiste international : la jonction avec les intellectuels. Ce sont souvent d’anciens communistes en rupture de ban avec le Parti depuis l’invasion de la Tchécoslovaquie de 1968 et la vague antisémite qui s’est abattue au même moment sur la Pologne. Ensemble, ils créent le premier syndicat libre dans un pays du bloc soviétique : Solidarnosc. Après un premier accord entre Solidarité et le gouvernement sur les revendications politiques et matérielles avec les grévistes de Gdansk, la direction communiste polonaise et ses supérieurs de Moscou craignent pour leur pouvoir.
A défaut d’une intervention directe, les Soviétiques laissent à l’armée polonaise le soin de réprimer Solidarnosc. Les germes du démembrement du camp socialiste ont cependant été semés. La relève au Kremlin entre les dignitaires cacochymes et la jeune garde de Mikhaïl Gorbatchev favorise leur éclosion. La nouvelle direction soviétique ayant officiellement renoncé à l’intervention musclée dans les affaires intérieures des pays frères, les Polonais « n’ont plus peur », comme le leur a enseigné Jean-Paul II. Ils ne craignent plus que des revendications démocratiques se terminent dans le sang, en tous cas par un durcissement du régime. De l’autre côté, les « durs » du parti communiste se sentent lâchés par Moscou. Pour canaliser l’agitation qui a repris, le système des tables-rondes inventé à Gdansk est remis au goût du jour. Il est une des caractéristiques de ces révolutions de 1989 dans beaucoup de pays socialistes : les représentants du pouvoir et les contestataires se retrouvent autour d’une table de négociation pour trouver une sortie pacifique à la crise politique.
En Pologne, la table-ronde se réunit le 6 février. Un accord se fait en avril sur la tenue d’élections semi-libres pour le mois de juin. C’est une première en Europe de l’Est depuis la fin des années 1940. Bien que des sièges soient réservés à des élus communistes, les candidats de Solidarité emportent la majorité, ouvrant la voie à la nomination du premier chef de gouvernement non-communiste dans un pays satellite de l’URSS. C’est le catholique Tadeuz Mazowiecki, un juriste, conseiller de Solidarité.
Le temps des réformateurs
A Moscou aussi, Mikhaïl Gorbatchev a fait un pas supplémentaire sur la voie de la démocratisation. En mars ont été organisées des élections pour le Congrès des députés du peuple avec une certaine compétition entre plusieurs candidats, les premières de l’histoire de l’URSS. Certes, la consultation a été encore strictement encadrée. Les candidatures multiples, qui ne concernent que quelques circonscriptions, ont été soumises à l’approbation de « collectifs de travail ». Le Parti communiste s’est assuré la majorité au Congrès qui élira en son sein le Soviet suprême, qui lui-même désignera le président de l’URSS. Il n’empêche que des candidats communistes sont battus et que des adversaires de Mikhaïl Gorbatchev, tels Boris Eltsine ou Andreï Sakharov, sont élus.
En Hongrie, un mouvement comparable est à l’œuvre. A l’intérieur du Parti communiste, les réformateurs font entendre leur voix. Le discriminant est à la fois historique – l’attitude vis-à-vis de la révolution de 1956 et de son dirigeant le plus célèbre Imre Nagy —, et politique : quelle politique économique et quelle ligne en politique étrangère ? En mai, le gouvernement hongrois annonce le démantèlement du « rideau de fer » qui sera effectif en septembre. La frontière entre la Hongrie et l’Autriche est ouverte. Par elle passeront des dizaines de milliers d’Allemands de l’Est qui ont fait le détour par Budapest pour gagner l’Allemagne de l’Ouest.
En Tchécoslovaquie, les dissidents de la Charte 77 et les anciens du Printemps de Prague reprennent du service, même si la résistance du pouvoir est plus forte qu’en Pologne et en Hongrie. Le souvenir de 1968 pèse sur des dirigeants qui savent leur autorité menacée et qui s’arc-boutent sur leurs privilèges. Mais ils ne pourront finalement empêcher la vague qui déferle sur toute l’Europe centrale de les emporter.
L’Allemagne de l’Est, elle-même, est touchée. Un état d’esprit analogue à celui de Prague règne à la direction du Parti. Les communistes est-allemands n’ont aucune sympathie pour les réformes de Gorbatchev. Ils craignent, à juste titre, qu’elles ne soient le prélude au détricotage de tout le camp socialiste. Ils sont très critiques vis-à-vis de la glasnost et de la perestroïka. Eux, les fidèles alliés de Moscou, sont allés jusqu’à censurer des revues soviétiques afin de ne pas laisser leurs concitoyens en contact avec des idées subversives. Ils ont trouvé une formule pour illustrer leur distance vis-à-vis des réformes soviétiques : « Ce n’est pas parce que, dans un immeuble, quelqu’un retapisse son appartement, que tous les locataires doivent refaire le leur. »
L’idéologue Otto Reinhold l’a dit, la Hongrie ou la Pologne devenues capitalistes resteront la Hongrie ou la Pologne. Mais la RDA, elle, n’est rien sans le socialisme. Depuis 1949, les dirigeants communistes ont bien essayé de lui forger une identité, idéologique, sociale, antifasciste, anti-impérialiste, antirevanchiste, voire nationale, en annexant des grands hommes de l’histoire allemande. Ce n’est pas assez pour créer vraiment une nation distincte de l’Allemagne de l’Ouest. Le relâchement des dogmes communistes ne met en cause seulement la nature du régime mais l’existence même de l’Etat est-allemand. Il rouvre du même coup la « question allemande » que les arrangements de l’après-deuxième guerre mondiale ont sinon définitivement réglée, du moins gelée pour longtemps.
Question allemande
La question allemande, c’est à la fois la place de l’Allemagne avec ses frontières mouvantes au centre de l’Europe et la nature du régime politique allemand. Comme le dit Lawrence Eagleburger, secrétaire d’Etat américain adjoint, la question allemande existe « non pas parce que les Allemands sont méchants, mais parce qu’ils sont là où ils sont ». Depuis la dissolution du Saint Empire romain germanique et les révolutions de 1848, les Allemands n’ont jamais pu concilier unité et liberté, l’une a toujours été acquise aux dépens de l’autre. Et cette impossibilité est une des causes des malheurs de l’Europe au XXè siècle. « La question allemande restera ouverte aussi longtemps que la porte de Brandebourg restera fermée », avait coutume de dire l’ancien président de la République fédérale et ancien maire de Berlin, Richard von Weizsäcker. Mais en ce printemps 1989, personne, à l’Ouest comme à l’Est, ne veut rouvrir la boîte de Pandore de la question allemande.
Il n’empêche que les Allemands de l’Est ne restent pas à l’écart du mouvement qui embrase toute l’Europe communiste. Les réformes dans les pays voisins accentuent la pression sur les dirigeants est-allemands qui réagissent par un tour de vis. Alors que les premiers scrutins semi-libres ont lieu en Pologne et même en URSS, les élections municipales de mai en RDA sont truquées comme à l’accoutumée, malgré les protestations des opposants. Ceux-ci commencent à se regrouper dans des organisations informelles, sous la protection des Eglises évangéliques. Pour dénoncer les manipulations électorales, des manifestations ont lieu tous les lundis soir. Ce sont des cortèges pacifiques qui défilent dans le centre des grandes villes d’Allemagne de l’Est, à la lumière des bougies. Les revendications vont de la demande d’élections honnêtes, à la liberté d’expression et de mouvement. Les Allemands de l’Est ont en effet un autre moyen que le bulletin de vote de montrer leur mécontentement. « Ils votent avec leurs pieds », selon l’expression de Willy Brandt. Dans leur immense majorité, ils n’ont pas le droit de voyager en Occident mais ils peuvent se rendre plus facilement dans les pays frères et même sans visa en Tchécoslovaquie.
Eté 1989 : l’exode
Pour tenter de gagner l’Allemagne de l’Ouest, ils commencent dans les premiers jours de l’été à partir « en vacances » en Hongrie, en Tchécoslovaquie, voire en Pologne, bien que ce pays n’ait pas de frontières communes avec la RFA. Ce n’est pas nouveau. Les familles séparées par le Mur avaient déjà l’habitude de se retrouver sur les plages bulgares ou roumaines de la mer Noire. Encouragés par une aide économique ouest-allemande substantielle, les Hongrois laissent passer vers l’Autriche les Allemands munis d’un passeport de la RDA, au risque de se fâcher avec les autorités de Berlin-Est. Pas les Tchécoslovaques, qui partagent avec leurs camarades est-allemands la crainte de la chienlit. Les ressortissants est-allemands se présentent alors à l’ambassade de la RFA à Prague et demandent la délivrance d’un passeport ouest-allemand. Ils en ont parfaitement le droit. Car malgré la normalisation des relations entre les deux Etats allemands au début des années 1970, la RFA n’a pas reconnu l’existence d’une nation est-allemande distincte de la nation (ouest)allemande et n’a pas renoncé à sa prétention à représenter l’ensemble des citoyens allemands de quelque côté du Mur qu’ils se trouvent. Il faudra des semaines et des semaines de négociations pour que les autorités tchécoslovaques, pas dupes, laissent sortir les Allemands de l’Est qui se sont réfugiés dans les bâtiments de l’ambassade ouest-allemande à Prague. On en comptera jusqu’à quatre mille, dormant à tour de rôle dans les salons et dans les combles du palais Lobkowicz, tête bèche sur les marches du grand escalier d’apparat ou sous des tentes dans les jardins, nourris par des cuisines de campagne fournies par la Bundeswehr.
Jusqu’à un jour de septembre. Le ministre ouest-allemand des affaires étrangères, Hans-Dietrich Genscher, de retour d’un voyage à l’ONU où il a passé un accord avec son collègue soviétique Edouard Chevardnadze, annonce du haut du balcon de l’ambassade de Prague, aux milliers de ses compatriotes serrés dans les jardins, que les trains partiront le soir pour la terre promise.
Pendant ce temps, en RDA même, chaque lundi, les manifestations continuent. Les chancelleries commencent à s’interroger sur la solidité de cet ordre européen fondé sur « l’équilibre de la terreur », qu’on appelle aussi « dissuasion », et dans les meilleurs moments « détente » ou « coexistence pacifique ». « L’ordre de Yalta était injuste, mais c’était un ordre », affirme François Mitterrand, qui ne sait pas par quoi il pourrait être remplacé. Le spectre de 1913 hante le président de la République française. A partir des années 1950, l’Europe (de l’Ouest) a tiré les leçons des guerres mondiales, deux « guerres civiles européennes », disent volontiers les Allemands. La réconciliation franco-allemande a sa geste. Charles De Gaulle et Konrad Adenauer priant ensemble dans la cathédrale de Reims. Les deux vieillards se donnant l’accolade lors de la signature du traité de l’Elysée. François Mitterrand prenant la main d’Helmut Kohl dans la sienne devant un cercueil symbolique sur le champ de bataille de Verdun. Sur la base de cette réconciliation entre ennemis héréditaires, l’Europe (de l’Ouest) s’est unifiée, a construit un marché commun, se dirige vers une union économique et monétaire et si tout va bien vers une union politique de plus en plus étroite. Personne n’est sûr, en 1989, que cette intégration en marche puisse résister aux grands ébranlements venus de l’autre partie du continent. Officiellement, à l’Ouest, tout le monde est d’accord pour dénoncer la division artificielle de l’Europe et pour proclamer que les pays de l’Est ont vocation à participer, un jour, à cette construction. Mais tout le monde sait bien que le Marché commun, puis la Communauté européenne, ont été bâtis sur la division du continent. Même les hommes d’Etat qui pensent à la réunification de l’Europe – et Mitterrand est de ceux-là —, croient que le temps n’est pas venu. Que pour ne pas retomber dans les erreurs du passé, il faut d’abord consolider ce qui est en train de s’organiser à l’Ouest. C’est aussi un moyen de contourner ou d’ajourner cette lancinante question allemande. Ancrer fermement la République fédérale d’Allemagne dans les structures occidentales n’est-il pas la meilleure façon d’empêcher les Allemands de rechercher leur unité dans un chambardement de l’ordonnancement européen et de rassurer leurs voisins, de l’Est comme de l’Ouest ?
Maison commune européenne
Mikhaïl Gorbatchev développe pour des raisons parfois identiques, parfois différentes, des idées parallèles. Il lui a fallu plusieurs années après son arrivée au pouvoir pour comprendre les réalités de l’Europe intégrée et assimiler l’importance de la question allemande. Il est comme tous les Soviétiques. A part quelques experts qui se sont d’ailleurs réveillés tardivement, il ne croit pas à la pertinence des principes fondateurs de la Communauté européenne, comme par exemple la mise en commun des souverainetés. Pour lui, comme pour la majorité de ses proches, seuls comptent les Etats, surtout les plus grands, avec lesquels il faut négocier individuellement, la France, l’Allemagne, la Grande-Bretagne… La Communauté européenne en tant que telle lui est une notion étrangère. Il reprend le thème de la « maison commune européenne », qui est une vielle antienne de la diplomatie soviétique, apparue dans les années 1970 quand Moscou se préparait à menacer l’Europe avec ses fusées à moyenne portée SS-20. Et Gorbatchev se réapproprie cette idée dans la ligne traditionnelle, explique Andreï Gratchev, le porte-parole du secrétaire général du PC soviétique au temps de la perestroïka. L’Europe est considérée comme une carte dans le jeu stratégique avec les Etats-Unis plutôt que comme une entité indépendante ayant une valeur en elle-même. C’est seulement dans un deuxième temps que Gorbatchev et des conseillers, comme Gueorgui Charnazarov et Anatoli Tchernaïev, envisagent une convergence entre une Europe occidentale social-démocrate et une Europe orientale emmenée par une URSS réformée.
Quelques jours avant le sommet du G7 et le bicentenaire de la Révolution française, le numéro un soviétique fait une visite à Paris. Il a plus de dix heures d’entretiens avec François Mitterrand, qui préside la Communauté européenne pendant le second semestre 1989. La conversation entre les deux hommes tourne autour de l’avenir de l’Europe. Gorbatchev est porteur de messages pour la France. Il a accepté des négociations sur les armes classiques en Europe et dans les pourparlers sur la réduction des armements nucléaires, il est convenu que l’arsenal français, modeste par rapport à celui des deux grands, ne devait pas être pris en compte. Ces concessions permettent d’envisager une nouvelle structure de sécurité paneuropéenne. C’est d’autant plus urgent que la décomposition entamée du « camp socialiste » rompt l’équilibre entre les deux blocs et risque d’avoir des conséquences sur la cohésion de l’Europe occidentale. Tout le monde a en mémoire que la neutralisation de l’Allemagne a été un des objectifs récurrents de la diplomatie soviétique et qu’à intervalles réguliers depuis les années 1950, Moscou a essayé de monnayer l’espoir d’une réunification allemande contre cette neutralisation.
Mitterrand et son ministre des affaires étrangères Roland Dumas craignent d’autre part que l’amélioration du climat en Europe ne soit de courte durée si l’ampleur des mouvements contestataires en Europe de l’Est dépasse les limites tolérables pour les communistes orthodoxes. Roland Dumas est sorti de son premier entretien avec Mikhaïl Gorbatchev, en 1985 à l’occasion des obsèques de Constantin Tchernenko, en pensant que « cet homme ne semble pas se rendre compte de toutes les conséquences que peut provoquer dans son pays et sur la scène internationale la réalisation de ses plans ». Si la fin de la « doctrine Brejnev » est officiellement saluée en France comme un progrès vers le respect de valeurs communes aux deux parties de l’Europe, dans l’entourage du président français on s’inquiète de la disparition d’un principe d’ordre. Mitterrand ne cachait pas que « l’annonce que les troupes soviétiques n’interviendraient pas allumait la mèche de la bombe », se souvient Andreï Gratchev. Pour le chef de l’Etat français, l’issue n’est certainement pas dans un impossible retour au statu quo ante mais autant que faire se peut dans la maîtrise du mouvement à l’Est et l’accélération de l’intégration à l’Ouest. Alors les deux parties du continent pourront chercher un nouveau principe d’organisation.
Les réflexions de Mikhaïl Gorbatchev vont dans le même sens. La « maison commune européenne » est l’horizon de la perestroïka. A Paris, il se met d’accord avec Mitterrand pour convoquer à l’automne 1990 à Paris un nouveau sommet de la CSCE, une sorte d’Helsinki II. Dans un discours prononcé à Strasbourg devant le Conseil de l’Europe, dont l’URSS n’est pas encore membre, le secrétaire général déclare : « Nous avons besoin d’une Europe, une Europe pacifique et démocratique, et nous voyons notre avenir dans une telle Europe. » La référence à Helsinki est importante car elle montre que Moscou accepte la présence des Etats-Unis dans cette nouvelle Europe. Un principe que Mitterrand oubliera quelques mois, plus tard quand il proposera sa Confédération européenne et cette omission signera son échec. Quand ils se rencontrent au mois de juillet de cette année cruciale, le président français comme le président russe croient avoir encore un peu de temps devant eux. « L’histoire disposera dans le cadre [de la maison commune européenne] de la réunification allemande », déclare Mikhaïl Gorbatchev pendant sa conférence de presse. Il a pris conscience que la deuxième guerre mondiale – la « Grande guerre patriotique », dans la langue de bois soviétique – n’a pas soldé définitivement la question allemande. Et s’il n’en avait pas été convaincu, la visite qu’il vient de faire à Bonn le mois précédent, aurait certainement changé son opinion.
à suivre