9 mai 1950 : un proche collaborateur de Jean Monnet se souvient

Jacques-René Rabier fut l’un des proches collaborateurs de Jean Monnet à Paris puis à Luxembourg. Il se souvient de la déclaration Schuman, en 1950, et de la naissance de la Communauté européenne du charbon et de l’acier, ancêtre de l’UE. 

Il y a soixante ans, le 9 mai 1950, le ministre français des affaires étrangères, Robert Schuman, proposait à l’Allemagne et aux autres pays européens la mise en commun de leurs productions d’acier et de charbon. La déclaration Schuman, qui devait être suivie de la création de la CECA (Communauté européenne du charbon et de l’acier), est considérée comme le point de départ de la construction européenne. Son inspirateur, Jean Monnet, qui allait présider la Haute Autorité de la CECA, était encore commissaire général au Plan lorsqu’il a lancé cette initiative. Jacques-René Rabier était le directeur de son cabinet. Né le 16 septembre 1920, il a aujourd’hui 90 ans. Il est un des rares survivants de l’équipe mise en place par Jean Monnet d’abord au Plan puis à la Haute Autorité de la CECA. Pour boulevard-extérieur, il se souvient de cette aventure.

 « Aujourd’hui tout le monde est socialiste » 

 « Je suis entré au Plan comme chargé de mission après des études de droit et de sciences politiques, raconte-t-il. Puis, quand Félix Gaillard a été élu député fin 1946 Jean Monnet m’a demandé de le remplacer à la tête de son cabinet. Je lui ai dit que je n’étais pas sûr de faire l’affaire. Il m’a répondu  : « Si vous ne faites pas l’affaire, je vous le dirai ». Ensuite le socialiste Félix Gouin a été nommé ministre d’Etat chargé du Plan. Cela ne plaisait pas trop à Jean Monnet, qui m’a annoncé que je dirigerais le cabinet du ministre. Je lui ai fait remarquer que je n’avais pas la carte du Parti socialiste. Il m’a simplement répondu : « Aujourd’hui tout le monde est socialiste ». Il était ainsi. Il avait beaucoup de respect pour les personnes mais peu de respect pour les étiquettes »

Jacques-René Rabier est bientôt de retour au Plan. Il retrouve ses fonctions de directeur de cabinet, mais il n’est pas directement associé à la création de la CECA, qui relève d’une autre équipe. Paul Reuter, Etienne Hirsch, Pierre Uri sont, avec Jean Monnet, les principaux rédacteurs de la déclaration Schuman. Mais le reste du cabinet, à commencer par Jacques-René Rabier, est tenu au courant, jour après jour, de l’avancée des travaux.

Une solidarité de fait

 

La suite appartient à l’Histoire. Le 9 mai, au Quai d’Orsay, dans le salon de l’Horloge, Robert Schuman prononce la déclaration qui portera son nom et qui commence ainsi  : «  Il n’est plus question de vaines paroles mais d’un acte, d’un acte hardi, d’un acte constructif ».Cet acte portera sur « un point limité, mais décisif »  : le gouvernement français propose de placer l’ensemble de la production franco-allemande de charbon et d’acier sous une Haute Autorité commune, dans une organisation ouverte à la participation des autres pays d’Europe.

« L’Europe ne se fera pas d’un coup ni dans une construction d’ensemble, affirme Robert Schuman. Elle se fera par des réalisations concrètes, créant d’abord une solidarité de fait ». La création de la CECA sera la « première étape de la Fédération européenne » et rendra toute guerre entre la France et l’Allemagne « non seulement impensable mais matériellement impossible ».

« J’ai besoin de vous »

 

Après la signature puis la ratification du traité, Jean Monnet s’installe à Luxembourg en août 1952. Jacques-René Rabier, dans un premier temps, ne le suit pas, préférant rester au Plan auprès du nouveau commissaire général, Etienne Hirsch. Mais quelques mois plus tard, de passage à Luxembourg, il rencontre Jean Monnet, qui lui dit : « J’ai besoin de vous ». Le 1er janvier 1953, Jacques-René Rabier gagne à son tour Luxembourg comme chargé de mission. Il y restera après le départ de Jean Monnet en 1955.

En 1957 le traité de Rome crée la Communauté économique européenne (le Marché commun) et l’Euratom : Jacques-René Rabier s’installe à Bruxelles où il crée un service commun d’information. Il sera notamment l’initiateur des Eurobaromètres qui auscultent tous les six mois les opinions publiques. Jacques-René Rabier insiste sur cette volonté de ne pas se couper des citoyens. A ceux qui regrettent que l’Europe se soit construite presque en catimini, sans le soutien des peuples, il répond que Jean Monnet a toujours eu le souci d’être à l’écoute de la société civile et de contribuer à la formation d’une « conscience publique européenne »

« Déçu, non. Inquiet, oui »

Soixante ans après la naissance de la CECA, est-il déçu par l’évolution de l’Union européenne ? « Déçu, non, répond-il. Inquiet, oui ». Ce qui l’inquiète, c’est la lourdeur d’une machine qui menace l’Europe de paralysie. « On a élargi, on n’a pas approfondi », note-t-il, tout en reconnaissant les « percées » du traité de Lisbonne, qui réduit le droit de veto des Etats. Est-il favorable à la création d’un gouvernement économique ? «  Cela ne veut rien dire, répond-il. Un gouvernement ne peut être que politique. Et les Vingt-Sept n’y sont pas prêts ». L’esprit européen se perd-il ? « Il se dilue plus qu’il ne se perd », estime-t-il. Pour Jacques-René Rabier, il faudra tôt ou tard créer autour de la zone euro une avant-garde. Mais il se dit convaincu que « l’Europe n’en est encore qu’à ses débuts ». De Jean Monnet il a gardé l’idée qu’il faut toujours réfléchir dans la longue durée.

A la fin de l’entretien Jacques-René Rabier nous confie un document, écrit par lui en 1988, dans lequel il décrit ce qu’il appelle le « secret » de Jean Monnet. Ce secret, c’est de « faire confiance aux autres afin d’obtenir en retour leur confiance ». Jean Monnet était tout le contraire d’un naïf, explique-t-il, mais quand il faisait confiance à quelqu’un cela se sentait et cela se voyait. Cette démarche est « l’exact opposé d’une certaine tradition politique et diplomatique qui a été si bien illustrée par Machiavel et qui survit encore dans beaucoup de milieux, notamment dans les ministères des affaires étrangères ». Entre les amis de Jean Monnet et le Quai d’Orsay la querelle, on le voit, n’est pas close.