La conférence des pays membres de l’Organisation de coopération de Shanghaï au niveau des chefs d’Etat ou de gouvernement, qui s’est tenue à Samarcande le 16 septembre dernier, est passée relativement inaperçue et n’a pas eu le retentissement médiatique attendu. On rappellera que l’OCS, créée en 2001 à l’initiative de la Chine, regroupait à l’origine, outre ce pays, la Russie et quatre Etats d’Asie centrale, le Kazakhstan, le Kirghizstan, l’Ouzbékistan et le Tadjikistan. Elle est née de la préoccupation commune de Pékin et Moscou de maintenir et renforcer une influence sur ces ex-républiques soviétiques, Etats fragiles aux frontières artificielles où des mouvements islamistes voire djihadistes commençaient à se développer. L’Inde et le Pakistan en deviendront membres en 2016 et l’Iran en 2022. Cependant à Samarcande se sont joints des pays observateurs comme la Biélorussie et des « partenaires de dialogue », comme la Turquie. Il est intéressant de noter que cinq pays d’importance inégale - Maldives, Bahreïn, Birmanie, Emirats arabe unies, et Koweït- ont demandé à participer à la prochaine conférence sous présidence indienne, comme « partenaires de dialogue ». Le fait que trois monarchies du Golfe aient fait acte de candidature confirme leur volonté d’étendre leurs relations vers l’Asie.
Un appel à la paix
Cette rencontre a naturellement évoqué la situation en Ukraine, même si une telle discussion n’était pas prévue à l’ordre du jour lors de sa préparation. En fait les questions de sécurité en Asie centrale sont la priorité aussi bien de la Russie que de la Chine, notamment après les graves troubles récents intervenus en Ouzbékistan, au Kirghizstan et au Tadjikistan. Mais ce sujet sensible a été évoqué moins au niveau des séances officielles que lors de nombreux contacts bilatéraux. D’ailleurs dans l’important communiqué final, en forme de catalogue, de vingt pages publié sur le site de l’organisation, le mot Ukraine n’apparaît pas. Il traite de sujets aussi divers que la lutte contre le terrorisme, la pandémie du covid, le changement climatique, les manœuvres militaires conjointes ou la culture.
Le point 7 cependant peut être considéré comme une allusion à l’Ukraine, même s’il fait l’objet d’interprétations différentes : « Les Etats membres soulignent que les principes de respect mutuel de la souveraineté, de l’indépendance, de l’intégrité territoriale des Etats, de l’égalité, de l’avantage mutuel, la non-ingérence dans les affaires intérieures, le non-recours à la force ou la menace du recours à la force, sont la base du développement durable des relations internationales. Ils réaffirment leur attachement au règlement pacifique des désaccords et des différends entre les pays par le dialogue et les consultations ». Il ne convenait pas de perturber une conférence qui est apparue comme dominée par la volonté de montrer un front uni pour créer « un ordre mondial plus représentatif, démocratique, juste et multipolaire », en clair un monde qui ne serait plus dirigé par l’Occident.
Malgré cela, il est évident que l’on a beaucoup parlé d’Ukraine et que Vladimir Poutine s’est retrouvé quelque peu isolé. Les propos en marge de la conférence du premier ministre indien, Narendra Modi, « l’heure n’est pas à la guerre » ou de Xi Jinping exprimant le souhait que la guerre se termine, envoyaient un message clair. Vladimir Poutine ne s’y est pas trompé, puisqu’au lieu de remercier la Chine de son soutien, il a simplement fait allusion à sa position « équilibrée ». Quelques jours plus tard, lors de l’assemblée générale des Nations Unies, cet appel à la paix a été confirmé voire amplifié par de nombreux représentants du Sud, y compris ceux qui s’étaient montré particulièrement complaisants à l’égard de la Russie. Le ministre indien des affaires étrangères a enfoncé le clou en soulignant qu’« une solution rapide à cette guerre est dans l’intérêt collectif ».
Le ministre chinois est allé dans le même sens en mettant en garde contre un « débordement » et en soulignant que la priorité était de « faciliter des négociations de paix » de façon à obtenir « une solution pacifique de la crise ». La déclaration du président du Sénégal parlant au nom de l’Union africaine est de même tonalité, même s’il entend ménager les relations avec la Russie. Tout en appelant à la « désescalade », il plaide pour « une solution négociée pour éviter le risque catastrophique d’un conflit potentiellement mondial ». Ces messages clairement ciblés montrent une évidente évolution des 82 pays qui, en avril dernier, se sont refusés à condamner l’agression russe en Ukraine mais redoutent maintenant les graves conséquences d’un conflit qui se prolonge. En effet lors du vote de la résolution visant à exclure la Russie du Conseil des droits de l’homme, 24 pays ont voté contre et 58 se sont abstenus. Il n’empêche que, lors du vote du 12 octobre par l’Assemblée générale de la résolution condamnant l’annexion des quatre réions de l’est de l’Ukraine, ils n’étaient plus que 5 pays à voter contre et 35 à s’abstenir. Mais ils hésitent toujours à prendre de front un pays avec lequel ils ont de bonnes relations et qui a une forte capacité d’influence ou de nuisance dans des domaines aussi sensibles que le cours des hydrocarbures ou des céréales.
Le procès mené par le Sud à l’égard de l’Occident.
Cette évolution ne modifie pas la position de rejet latent de l’Occident de nombreux pays du Sud depuis plusieurs années, qui a été amplifiée par la guerre en Ukraine dont la responsabilité, partagée voire exclusive selon les cas, est attribuée aux Etats-Unis et à l’Otan et non à la Russie. En fait si la Russie a été relativement isolée sur l’Ukraine, sa thématique hostile à l’égard des pays occidentaux conjointement avec la Chine a été largement reprise à Samarcande dans le communiqué final. On la retrouve dans de nombreuses interventions lors de l’assemblée générale des Nations-unies et plus encore dans des médias, souvent aux ordres, de pays du Sud. Cinq thèmes sont plus particulièrement développés dans le procès fait à l’Occident.
La remise en cause de l’ordre mondial est un sujet récurrent, évoqué de façon agressive par Sergueï Lavrov le 24 septembre aux Nations-unies. Pour lui, « l’alliance occidentale » rejette « le principe démocratique de l’égalité souveraine des Etats fixé par la charte des Nations unies en essayant de décider pour tout le monde ce qui est bien et ce qui est mal ». La diatribe de Vladimir Poutine prononcée le 30 septembre, évoquant le « diktat » américain sur les relations internationales, exprime en termes encore plus violents la même idée. De façon plus feutrée, de nombreux pays émergents et les pays africains par la voix de Macky Sall, demandent la réforme de la gouvernance mondiale : « quatre-vingts ans après la naissance du système des Nations unies … il est temps d’établir une gouvernance mondiale plus juste, plus inclusive et adaptée aux réalités de notre temps ». Ceci touche naturellement le Conseil de sécurité. Paradoxalement il n’est fait grief ni à la Russie ni à la Chine de leur opposition qui s’ajoute à celle des Etats-Unis. Une réforme des institutions financières comme le FMI et la Banque mondiale est également demandée dans le même esprit.
L’abus des sanctions décidées au niveau des Nations unies mais surtout celles à caractère unilatéral qui depuis trente ans se sont multipliées tant à l’initiative des Etats-Unis que de l’Union européenne est dénoncé de façon quasi unanime aussi bien par les grands pays émergents que par les Etats africains ou du Moyen-Orient. Bien plus, beaucoup accusent ces sanctions d’avoir contribué, plus que la guerre en Ukraine, à la hausse du prix des hydrocarbures, des céréales ou des engrais. Le reproche porte essentiellement sur le fait qu’elles affectent les populations, entretiennent les pénuries et le marché noir sans modifier le comportement des Etats et même renforcent leur détermination. Le cas de la République islamique d’Iran sous sanctions depuis quarante-trois ans est cité comme exemple. Ainsi la majorité des pays du Sud ont décidé de ne pas appliquer les sanctions contre la Russie, décidées par les Etats-Unis ou l’Europe, totalement ou partiellement.
La dénonciation du néocolonialisme
Soixante ans après la première vague des indépendances et la fin de la colonisation, la dénonciation du « néocolonialisme », en particulier en Afrique, n’a jamais été aussi forte. Au Sahel la France en fait les frais, non seulement dans la rhétorique officielle mais plus encore dans les médias et les réseaux sociaux dans un contexte d’opinons publiques instrumentalisées aussi bien par la Russie que par la Chine qui jouent sur ce registre. Mais les médias aux ordres de pays amis ne sont pas les derniers à utiliser cette corde. Un des principaux quotidien saoudiens, Okaz, écrivait dans son édition du 2 octobre un article étonnant dans lequel on pouvait en particulier lire ce passage : « la doctrine colonisatrice de l’Otan est historiquement basée sur l’extermination des peuples. Cet objectif demeure fondamental : le nouveau colonialisme se base sur une terre vidée de ses habitants, soit par les guerres, soit par le terrorisme, soit par le changement climatique ».
Le double standard ou « l’hypocrisie » de l’Occident sont régulièrement évoqués. Le cas le plus emblématique est la question palestinienne avec la mise en cause de l’impunité d’Israël qui occupe depuis 1967 la Cisjordanie. Ce procès est le fait très largement des pays d’Afrique et du Moyen-Orient et de pays musulmans asiatiques comme l’Indonésie, le Pakistan ou la Malaisie. Ce reproche s’étend aux interventions militaires menées par des pays occidentaux en Serbie, Irak, Libye ou en Amérique latine dans des conditions jugées contestables.
Enfin il est clair que ce clivage se situe également au niveau des valeurs et peut apparaître comme civilisationnel : aux valeurs traditionnelles défendues dans la majorité des pays du Sud, en particulier dans la quasi-totalité des 57 pays musulmans regroupés dans la l’Organisation de coopération islamique, s’oppose une modernité jugée décadente des pays occidentaux. Il en est ainsi du statut de la femme, de l’homosexualité ou de la place de la religion, notamment de l’islam. Comme on l’a vu, ce procès est loin d’être le seul fait de pays avec lesquels les relations sont tendues. Le cas d’un pays « ami », l’Arabie saoudite, qui a tenu la dragée haute au président Biden, est à cet égard exemplaire. A propos de l’Ukraine, on pouvait lire dans le même article du quotidien déjà cité : « Il est évident que c’est l’Otan qui pousse vers la guerre nucléaire, car sa doctrine actuelle s’inscrit dans la perpétuité des colonies et des exterminations commises par ces Etats européens que l’Otan tente de dissimuler sous les appellations de civilisations, de démocraties et de droits de l’homme ».
Ce procès reçoit le plus souvent un large soutien des opinions publiques instrumentalisées par des influenceurs extérieurs, y compris la Russie, la Chine voire la Turquie. Quant aux gouvernements, les pays occidentaux sont utilisés souvent comme des boucs émissaires pour cacher leurs propres défaillances voire leurs échecs .
De la rhétorique à l’action
Ces déclarations souvent agressives voire fracassantes débouchent pour l’instant rarement vers des actions brutales. La rhétorique belliqueuse n’empêche pas fort heureusement au niveau des Etats des relations plutôt bonnes et des coopérations politiques, économiques, culturelles d’intérêt mutuel. Beaucoup de pays font ainsi « le grand écart », qu’il s’agisse justement de l’Arabie saoudite, de l’Inde ou de la Turquie. Le ministre indien des affaires étrangères a même théorisé cette posture en parlant de « multi-alignement ». Mais la contestation de l’ordre occidental est claire et la détermination à changer les règles du jeu est forte avec une instrumentalisation de la Chine comme de la Russie qui naturellement servent leurs intérêts propres. Certes ceci n’est pas nouveau : le Groupe des 77 et le mouvement des non-alignés existent depuis longtemps.
Cependant une nouvelle approche est apparue à l’initiative de grands pays émergents qui ont créé des enceintes qui se veulent plus opérationnelles. C’est le cas de l’Organisation de coopération de Shanghai mais aussi des BRICS dont la composition tend également à s’élargir. Le Mexique, la Turquie, l’Iran, la Corée du sud, l’Indonésie, l’Algérie ont exprimé leur intérêt pour ce forum. Ces regroupements encore très informels sont en voie de structuration, ce qui est une évolution normale. Déjà une Nouvelle banque de développement des Brics, dont le siège est également à Shanghaï, a été créée en 2014. La Chine joue ainsi sur les deux tableaux de façon efficace.
Certes dans ces deux enceintes, par-delà des intérêts communs, existent de fortes divergences voire des rivalités structurelles politiques, comme entre l’Inde et la Chine, ou économiques entre les pays pétroliers et les autres. Il n’y a pas un « Sud global » mais des pays qui ont des préoccupations différentes et qui peuvent promouvoir des coopérations ponctuelles à géométrie variable avec des pays occidentaux, y compris les Etats-Unis et les anciennes puissances coloniales. Ceci n’empêche pas des accords ou des positions communes entre pays du Sud, ou avec la Russie, sur des sujets d’intérêt commun : l’entente entre l’Arabie saoudite et la Russie au sein de l’OPEP+, intervenue le 5 octobre et qui va impacter les cours du pétrole, en est l’illustration.
On verra peut-être se concrétiser des positions communes lors du prochain G20 qui se tient précisément en Indonésie, en présence de Vladimir Poutine et qui aura valeur de test pour apprécier leur cohésion. L’Ukraine a manifestement servi de catalyseur à cette nouvelle affirmation de ce Rest qui s’opposera sans doute de plus en plus fortement au West. Le président Macron a vu les dangers d’une telle évolution. Eviter ce clivage et dialoguer avec le Sud paraissent de nouveau comme un objectif majeur de la diplomatie française comme cela était le cas avec la politique menée par les présidents de la Vé république jusqu’à la rupture de 2007 par Nicolas Sarkozy.