L’Europe, qui déploie en Afghanistan près de 30.000 soldats aux côtés des troupes d’intervention américaines, risque-t-elle d’être prise dans un « engrenage » qui rendrait très incertaines ses perspectives de sortie ?
Christian Lequesne, directeur du CERI, qui introduisait le débat, a rappelé que les Européens justifient leur présence en Afghanistan par le triple souci de protéger leur sécurité face au terrorisme, d’affirmer leur solidarité avec les Etats-Unis, victimes de l’attentat du 11 septembre 2001, et d’assurer l’avenir de la puissance occidentale. Mais les opinions publiques, note-t-il, ne manifestent pas beaucoup d’enthousiasme à l’égard de cet engagement. Quant aux Afghans eux-mêmes, que pensent-ils du rôle joué par les armées étrangères ? En définitive, conclut-il, on peut se demander si cette présence militaire est « la bonne solution » et, dans le cas contraire, quelle autre solution envisager.
Maxime Lefebvre : le conflit est dans l’impasse
Premier orateur, Maxime Lefebvre, politologue, aujourd’hui chargé de mission auprès du directeur de la prospective au ministère des affaires étrangères, préfère au terme d’engrenage celui d’ « enlisement », qui suggère l’idée d’une lente dégradation de la situation, sans issue perceptible après huit ans de guerre. M. Lefebvre rappelle que cette guerre est d’abord américaine mais qu’elle a été validée par l’ONU au nom de la légitime défense après les attentats du 11 septembre 2001. En prenant part à l’opération, souligne-t-il, les Européens ont voulu exprimer, selon l’expression de l’ancien chancelier allemand Gerhard Schröder, leur « solidarité illimitée » à l’égard des Etats-Unis.
L’intervention de l’OTAN, qui a pris en 2003 le commandement de la FIAS (Force internationale d’assistance à la sécurité), a permis, selon lui, de ressouder les liens transatlantiques face à des menaces communes. Quant à l’Union européenne en tant que telle, elle joue un rôle « résiduel » : outre son engagement diplomatique, elle assure depuis 2006 une mission de formation policière et financière (pour 8 milliards d’euros entre 2002 et 2010) des actions d’assistance humanitaire, de soutien à la santé, d’aide au développement rural et à la lutte contre la drogue.
Le conflit est aujourd’hui dans l’impasse, estime M. Lefebvre. Les Européens se fatiguent, comme on le voit aux Pays-Bas où les divisions sur l’effort de guerre ont provoqué la chute du gouvernement. Le président Obama, en abandonnant la posture guerrière de son prédécesseur, a peut-être démobilisé ses alliés. Les pertes – environ 1500 tués dont plus de mille américains – ne sont pas comparables à celles du Vietnam (50.000 morts) mais elles commencent à inquiéter, notamment en Grande-Bretagne, où elles atteignent le chiffre de 272 tués. Pour la France, le nombre de morts est de 40. M. Lefebvre souligne enfin une « contradiction non résolue » entre la perception occidentale de la menace et le besoin d’une légitimité multinationale.
Pierre Centlivres : les relations entre Afghans et Occidentaux sont ambivalentes
Qu’en pensent les Afghans eux-mêmes ? L’anthropologue Pierre Centlivres, professeur émérite à l’Université de Neuchâtel, en Suisse, met l’accent sur l’ambivalence des populations face à la présence étrangère. Les relations entre l’Afghanistan et les Etats occidentaux ont toujours été ambiguës, indique-t-il, en rappelant que l’Afghanistan n’a cessé d’être en situation de dépendance et que cette situation suscite à la fois l’acceptation et le refus. L’étranger est considéré, explique-t-il, comme « la causalité principale de ce qui arrive en Afghanistan ».
Dans un récent sondage, les Afghans, auxquels on demandait quel était, selon eux, l’Etat le plus favorable à l’Afghanistan, mettaient largement en tête l’Inde, suivie de l’Allemagne, puis de l’Iran et des Etats-Unis, enfin, loin derrière, de la Grande-Bretagne et du Pakistan. L’anthropologue, qui regrette « un grand déficit de la connaissance des sociétés afghanes », s’interroge sur la façon dont les Afghans évaluent l’aide qui leur est apportée. Naguère ils y voyaient la contrepartie de l’effort engagé contre l’ennemi commun, c’est-à-dire le communisme. Aujourd’hui, juge M. Centlivres, c’est moins clair. L’action des ONG crée même parfois, dit-il, un soupçon de propagande chrétienne, qui constitue une source de méfiance.
Helmut Frietzsche : il est urgent de trouver une solution politique
Le colonel Helmut Frietzsche, attaché de l’air auprès de l’ambassade d’Allemagne à Paris, souligne que l’Allemagne, avec 4500 hommes sur le terrain, chiffre qui sera bientôt porté à 5350, est le troisième contributeur, après les Etats-Unis (environ 100.000) et la Grande-Bretagne (près de 10.000), devant la France (près de 4000), et que ses capacités de transport assurent environ 50 % des transports intérieurs. Elle exerce le commandement de la région Nord, qui représente un quart de l’Etat afghan et un tiers de sa population. Sa mission est avant tout de contribuer à la formation de l’armée et de la police nationales.
Après huit ans de présence, le colonel Frietzsche juge le bilan « mitigé » et la sécurité « dégradée ». « Nous n’avons pas réalisé les progrès escomptés dans tous les domaines », déclare-t-il. Il juge insuffisante la consolidation des structures étatiques et « problématique » la lutte contre la corruption. Il note toutefois une « nette amélioration » de l’armée afghane et des progrès dans le domaine des soins médicaux et de l’enseignement primaire. Pour lui, il est « urgent » et « impératif » de trouver une solution politique. Il rappelle que la nouvelle stratégie de l’OTAN, axée sur la protection de la population et la formation des forces de sécurité afghanes, est de favoriser un transfert de responsabilités au gouvernement de Kaboul.
Benoît Durieux : le temps joue contre les insurgés
Dernier orateur, le colonel français Benoît Durieux, commandant le 2ème régiment étranger d’infanterie et auteur de deux livres sur Clausewitz, a commandé pendant plusieurs mois un bataillon sur le terrain. Il fait observer que l’Afghanistan n’est pas dans une situation de guérilla mais présente des visages contrastés : certaines zone sont calmes et sous contrôle, d’autres sont aux mains des « insurgés », d’autres encore sont contestées. Les forces militaires s’efforcent de « stabiliser les situations » en s’appuyant sur des coalitions politiques locales. Leur but est de déclencher le moins de combats possible. Leur présence est donc surtout « dissuasive ».
Le colonel Durieux explique qu’entre les partisans déterminés du gouvernement et les soutiens résolus des talibans existe un « continuum » de positions qui dessine un tableau plus complexe des rapports de force. Sur le terrain, ajoute-t-il, si le caractère multinational des forces d’intervention est un avantage sur le plan politique, il est plutôt un handicap du point de vue militaire, chaque Etat soutenant ses propres forces. La situation, dit-il, demeure difficile mais l’évaluation est elle-même malaisée, le nombre des accrochages et des incidents n’étant pas nécessairement le signe d’une détérioration.
Pour qui joue le temps ? Les opinions publiques s’interrogent, reconnaît l’orateur, mais le temps joue aussi contre les insurgés. La société afghane se construit. Les insurgés, à la différence des rebelles au Vietnam ou en Algérie, sont des groupuscules très éclatés, malgré des efforts de coordination. Dans cette guerre, estime le colonel Durieux, l’Europe émerge difficilement. Au sein des forces de l’OTAN il n’y a pas de « pilier européen ». Toutefois les contingents européens se distinguent des Américains par une vision un peu différente, marquée par une « imbrication de la gestion civile et de la gestion militaire ». Cette vision semble aujourd’hui validée par le général McChrystal, commandant en chef des forces de l’OTAN, qui paraît aux yeux du colonel Durieux « presque européen ».