Dès les premiers résultats, tout le monde a parlé de fraude électorale. Nul doute qu’en de très nombreux endroits, de pieux partisans du régime en charge des bureaux électoraux ont fait, chaque fois qu’ils l’ont pu, et comme les fois précédentes, glisser chiffres et virgules. Nul doute qu’au niveau central, dans la "boîte noire" de la totalisation des résultats, les mêmes pratiques se sont perpétuées. Ont-elles modifié le résultat du scrutin ou l’ont-elles simplement amélioré pour mieux souligner la victoire du vainqueur et la grandeur de la Révolution islamique ?
En faveur de la thèse d’une fraude massive, l’on peut tout d’abord présumer de la froide détermination du coeur conservateur du régime à ne plus jamais prendre le risque de se laisser déstabiliser comme à l’époque des deux mandats de Khatami. Rappelons que lors de sa première élection en mai 1997, le réformateur Khatami l’avait emporté, contre toute attente, par 69% des suffrages et 80% de participation. Quatre ans plus tard, malgré toutes les déceptions, il est réélu avec 77% des suffrages et une participation de 66% (juin 2001). Il a fallu huit ans de guerilla quotidienne aux conservateurs pour parvenir à empêcher Khatami d’appliquer la moindre parcelle de son programme. Ils se sont probablement juré à cette époque de ne plus jamais se laisser prendre par surprise. C’est ainsi qu’aux élections législatives de 2004, le Conseil des gardiens de la Constitution a interdit de se présenter à plus de 2.000 candidats réformateurs, y compris 80 députés sortants. C’est ainsi qu’après avoir hésité entre plusieurs candidats, les conservateurs, aux élections présidentielles de 2005, ont mis tout leur poids derrière l’outsider Ahmadinejad pour barrer la route au pragmatique Rafsandjani, dont l’Occident espérait qu’il pourrait normaliser la relation entre l’Iran et le monde extérieur.
Toujours en faveur de l’hypothèse d’une fraude massive, l’on peut relever le score plus que médiocre du troisième des quatre candidats, Mehdi Karroubi, issu de la grande fédération tribale des Lors, implantée à l’ouest du pays. Il avait bénéficié en 2005 de son soutien massif, qui lui avait permis de se placer troisième au premier tour avec 17% des voix. Karroubi avait d’ailleurs à l’époque véhémentement dénoncé les fraudes qui l’auraient empêché d’accéder à la deuxième position, voire à la première, et donc d’être du second tour. Or il réunit quatre ans plus tard moins de 1% des voix, encore moins que le dernier candidat, Mohsen Rezai, qui en totalise 1,7%. D’où l’idée que l’on aurait décidé à l’avance d’empêcher par tous les moyens que l’apport des voix de Karroubi et de Rezai ne puisse donner une chance à Mir Hossein Moussavi de triompher d’Ahmadinejad en un second tour.
Enfin, sous réserve de la publication des résultats détaillés, il semble bien que l’on n’ait vu nulle part Moussavi lui-même en tête, ni à Téhéran, où se sont déroulés les plus grands rassemblements en sa faveur, ni à Tabriz, capitale des Azéris dont il est originaire, ni dans les régions périphériques et dans les zones sunnites, qui votent assez naturellement pour les candidats incarnant l’opposition au pouvoir en place.
Efficacité populiste
D’autres signes néanmoins amènent à hésiter. Les images de la campagne montrent la présence à peu près exclusive dans les rassemblements de Moussavi d’une population homogène par son aspect et ses comportements : la population "évoluée", occidentalisée, bien connue des journalistes et des diplomates étrangers qui la côtoient dans les quartiers aisés de Téhéran, mais qui ne représente en aucun cas la majorité du corps électoral, et même joue le rôle de repoussoir à l’égard d’un certain pays profond.
Moussavi lui-même est entré en campagne bien tard. Vingt ans après sa sortie de la scène politique, même s’il a continué à conseiller les uns et les autres, il ne s’est pas vraiment préparé à cet affrontement majeur, au contraire d’Ahmadinejad dont toute l’activité était tendue depuis de nombreux mois, voire dès le lendemain de sa première élection, vers la conquête d’un second mandat. Et force est d’admettre l’efficacité de ses comportements populistes. Il a ainsi consolidé tout au long de son premier mandat son image de protecteur des déshérités, des classes populaires, du monde rural et des toutes petites villes. Ces gens-là, nombreux en Iran, ont été sans conteste au rendez-vous le vendredi 12 juin.
A partir de là, que dire ? Que faire ? Dire d’abord que quelle que soit la réalité du secret des urnes vendredi dernier, le régime ne reviendra pas sur la proclamation de la victoire d’Ahmadinejad. Ce serait en effet suicidaire. Il défendra donc, coûte que coûte, sa vérité. S’il y a eu vraiment en Iran une majorité pour Moussavi, nul doute qu’on la verra peu à peu prendre conscience de sa puissance, et qu’elle reviendra défier le régime, par des voies encore impossibles à discerner. Mais sur cela, le monde extérieur, en particulier l’Occident, n’a pas de moyen d’agir. Ou plutôt, tout ce qu’il pourrait faire pour soutenir cette population qui, certes, lui est proche, risquerait fort de se retourner contre elle, tant l’Iran, instruit il est vrai par l’expérience, est allergique aux interférences venant de l’extérieur.
Modernisation et instabilité
En revanche, s’il y a quelque vérité, même approximative, dans les statistiques électorales publiées par le ministère de l’intérieur, on va peut-être y voir apparaître, au fur et à mesure de la publication de leur détail, le renforcement d’un clivage de la société iranienne entre riches et pauvres, entre "évolués" et "arriérés", et l’effacement des particularités ethniques, tribales, religieuses, au profit d’un affrontement simplifié, proprement politique, entre deux grandes classes de la population. Signe au fond de modernisation mais qui, à moyen et long terme, ne serait pas non plus de très bon augure pour la stabilité de la République islamique.
Quoi qu’il en soit, il va falloir, a priori pour quatre ans, travailler avec le président Ahmadinejad, ses ministres et ses envoyés. Cela ne simplifiera pas le quotidien des négociateurs, ni l’élaboration de solutions sur tous les dossiers brûlants dont une partie au moins aboutit, d’une façon ou d’une autre, en Iran : Irak, Afghanistan, crises du Proche-Orient, et bien entendu, prolifération nucléaire.
On peut néanmoins, pour se consoler, se dire que la victoire d’Ahmadinejad va dans le sens de la cohérence du régime. Ce qui signifie que l’on aura sur tous ces sujets des interlocuteurs, certes extraordinairement difficiles, mais d’une certaine façon fiables. Ce qu’ils diront sera la pensée de tous leurs mandants, ce qu’ils accepteront sera accepté par tous, ou à peu près. C’était loin d’être le cas, par exemple, durant la période Khatami. En somme, les discussions seront compliquées, mais les accords auxquels elles pourraient aboutir auront en revanche de bonnes chances d’être appliqués. Or il y aura des négociations, car la sincérité de l’offre d’Obama la rend irrésistible. Le régime ne pourra justifier d’un refus de cette main tendue auprès d’une population qui perçoit le bénéfice à tirer d’une normalisation de la position internationale de l’Iran. Donc, malgré Ahmadinejad, malgré les éléments plus réactionnaires de la République islamique, rien n’est à ce jour bloqué.