Arguments pour un protectionnisme ’’ciblé’’

Le protectionnisme est-il une réponse à la crise ou un facteur d’aggravation ? Préconisant le protectionnisme comme remède à la crise, l’ancien économiste en chef du MEDEF, Jean-Luc Gréau, auteur de La trahison des économistes (Gallimard, 2008), participe au réveil d’un vieux débat presque oublié qui opposait en France le libéralisme au protectionnisme et plus généralement à l’interventionnisme. Si le protectionnisme lui semble la meilleure solution face à la crise qui se développe dans le monde, c’est qu’il analyse cette crise, au-delà de sa première apparence financière, comme une conséquence de la déflation salariale.

Dans un récent débat organisé par l’association Politique autrement (Club Politique Autrement : http://www.politique-autrement.org), l’historien David Todd (L’identité économique de la France, Grasset, 2008) a d’abord expliqué pourquoi le libéralisme paraissait aller de soi dans les pays anglo-saxons, et surtout en Angleterre, alors qu’en France le protectionnisme a longtemps conservé ses partisans. Dans la première moitié du 19ème siècle, à l’époque où furent créés les concepts de « free trade », puis de « libre échange » ou de « freies Handeln », comme celui de protectionnisme, une époque de grandes batailles idéologiques, l’articulation du trinôme « libéralisme politique », « égalitarisme politique et social » et « libéralisme économique » ne s’est pas faite de la même manière en France et en Angleterre : ici la force populaire obtenait l’abolition des restrictions commerciales et le libéralisme s’institutionnalisait sous la forme d’un Parti Libéral, tandis qu’en France les forces libérales se divisaient entre une tendance favorable au libre-échange, mais contre la démocratie, et une tendance pour la démocratie et contre le libre-échange.

La distinction entre libéralisme économique et libéralisme démocratique est propre à la France. Pourquoi ce lien entre protectionnisme et démocratie ? Parce que si les Anglais voient dans le citoyen un consommateur, les Français le représentent comme un petit producteur indépendant. David Todd explique cette divergence par des raisons religieuses, par une répartition plus inégalitaire des moyens de production en Angleterre, notamment de la terre, ce qui ne permet pas à beaucoup de s’identifier à un producteur, et par la plus grande productivité de l’agriculture et surtout de l’industrie britannique, plus propice à l’esprit de concurrence.

La pensée économique en France est longtemps restée protectionniste, le Marché Commun lui-même était encore conçu comme une barrière contre l’extérieur. Le désarmement douanier s’est fait silencieusement et discrètement depuis la fin des années 1960, sous la Vème république. 

La crise a rouvert le débat. La brutale contraction du commerce mondial que nous connaissons actuellement, assure Jean-Luc Gréau, a lieu alors qu’il y a très peu de résurgences du protectionnisme en fait ; accuser ce dernier, comme en 1929, d’aggraver la crise, ne serait donc pas fondé. Le commerce mondial diminue parce que la demande elle-même, au niveau international, s’est brutalement réduite, surtout en ce qui concerne les biens d’équipement. Pour Jean-Luc Gréau, c’est la transformation de la structure des entreprises, qui ont donné aux actionnaires le pouvoir de réclamer des dividendes toujours plus élevés aux dépens du fonctionnement même de l’entreprise, qui est à l’origine des dérives financières et boursières qui ont lancé la crise.

La déflation salariale à l’échelle mondiale, depuis les années 1980, en période de libre-échange, fait remarquer Jean-Luc Gréau, est liée au fait que la main d’œuvre dans les pays émergents est de plus en plus productive, avec des rémunérations qui restent basses. Mais les délocalisations visibles sont loin d’être les seules, les donneurs d’ordre de la grande distribution comme la sous-traitance ou l’apparition de nouveaux produits contribuent tout autant à la désertification des vieux pays industriels.

Deux objections peuvent être apportées à cette analyse. La première est avancée par Antoine Foucher, administrateur du Sénat, membre du club Politique Autrement, qui se demande si le libre-échange est seul responsable de la déflation salariale. Il évoque entre autres causes l’affaiblissement des syndicats et fait remarquer aussi que la structure de la production a évolué et que l’externalisation a pour conséquence que la richesse produite n’est redistribuée qu’au cœur de l’entreprise, et pas à tous les salariés, surtout pas à ceux qui travaillent chez les sous-traitants. La deuxième objection concerne la distribution de la valeur ajoutée entre travail et capital. Certains mettent en doute la réalité de la diminution de la part salariale dans la répartition de la valeur ajoutée. Ils oublient qu’ici comme ailleurs les moyennes sont trompeuses. La structure salariale a changé en faveur des rémunérations élevées qui faussent les moyennes statistiques. Les très hauts salaires, tout comme les superprofits, ne fournissent pas d’accroissement significatif de la demande.

Le protectionnisme a mauvaise presse ; ses partisans affirment qu’il ne peut y avoir de protection sociale sans protection économique, et que les délocalisations vers le travail « low cost » non seulement empêchent les salariés de ces pays émergents d’exiger une meilleure rémunération – leur emploi étant précisément assuré par le bas coût de leur travail – mais aussi interdit chez eux tout développement d’un système de protection sociale – qui ferait monter le coût du travail. Une protection commerciale de l’Europe devrait alors se fonder sur la compensation de la différence des coûts du travail.

Des barrières tarifaires seraient élevées non pour les matières premières ou les produits exotiques qui n’ont pas d’équivalents sur nos marchés, ni pour les biens d’équipement ou les produits en provenance des pays où le travail est convenablement rémunéré, mais prioritairement pour les produits fabriqués à bas coûts. En revanche, rien n’empêcherait les capitaux de pays émergents de s’investir en Europe, s’ils veulent vendre sur les marchés européens à partir d’installations situées en Europe. C’est ce que Jean-Luc Gréau appelle le protectionnisme « ciblé ».

Quels seraient les inconvénients de cette forme de protectionnisme ? Une baisse du pouvoir d’achat, lié à l’élévation du prix des produits ? Des mesures de représailles de la part des pays auxquels on aura opposé des barrières douanières, une vision pessimiste et rabougrie de l’avenir ? La première est un leurre aux yeux de Jean-Luc Gréau, puisque rien d’empêcherait les salaires d’augmenter. Et si le risque de représailles existe, il faut savoir aussi que les pays émergents et même le Japon font déjà fonctionner un système de protection qui, pour n’être pas uniquement tarifaire, n’en est pas moins efficace.

L’absence de politique commerciale ne pose pas de problèmes politiques. En revanche l’instauration d’un protectionnisme ciblé et évolutif requiert l’existence d’un pouvoir politique qui le définit et le met en œuvre. L’Europe des 27 ne semble pas en mesure de réaliser cela, estime Jean-Luc Gréau, les intérêts y sont encore trop différents. Il n’est pas question de couper l’Europe en deux, il espère que les nouveaux Etats membres vont connaître un développement rapide qui va les rapprocher des anciens, l’écart salarial pourrait être réduit en une décennie – En attendant, c’est un noyau dur qui pourrait être la base d’un tel protectionnisme « ciblé ».