Ariel Sharon : un surcroît de force au service de la force

La mort d’Ariel Sharon le 11 janvier 2014, huit ans après une attaque cérébrale qui l’avait plongé dans un coma profond, a suscité de nombreux commentaires à la mesure de la place controversée qu’il laisse dans l’histoire de l’Etat d’Israël et du Proche-Orient dans son ensemble.

Né le 26 février 1928 au moshav de Kfar Malal, un village agricole situé dans la Palestine alors sous protectorat britannique, Ariel Sharon était le fils d’un couple de juifs biélorusses, les Scheinermann, débarqués en 1922. Il a vingt ans au moment de la proclamation de l’indépendance d’Israël par David Ben Gourion, le 14 mai 1948. Il rejoint la Haganah (Défense), l’organisation militaire clandestine des juifs de Palestine au déclenchement de la première guerre israélo-arabe le 15 mai.

Après avoir exercé comme officier des services de renseignement de la nouvelle armée israélienne, il est nommé, en 1953, à la tête de l’Unité 101, une brigade des forces spéciales. Il s’illustre en perpétrant un massacre dans le village arabe de Qibya, situé au-delà de la ligne d’armistice, où on dénombre soixante-dix victimes, principalement des femmes et des enfants, tués dans le dynamitage de leurs maisons. Le Conseil de sécurité des Nations unies adopte, le 24 novembre 1953, une résolution condamnant Israël. Les États-Unis suspendent temporairement leur aide économique à l’État hébreu.

En 1956, à la suite de la nationalisation du Canal de Suez par Gamal Abdel-Nasser qui entraînera le déclenchement des hostilités par le corps expéditionnaire franco-britannique aussitôt rejoint par les troupes israéliennes, Ariel Sharon, qui commande la 202e brigade parachutiste, se distingue encore par le massacre de 200 prisonniers égyptiens qui seront jetés dans une fosse commune.

En 1967, lors de la guerre des Six Jours, le général Ariel Sharon commande une division blindée qui participe à la conquête du Sinaï. Il prend à revers l’armée égyptienne dirigée par le général Chadli et acquiert un grand prestige auprès de ses hommes et de l’opinion publique israélienne. Le commandement reconnaît en lui un grand stratège mais n’apprécie pas son indiscipline. La presse fera état des humiliations qu’il a fait subir aux prisonniers. On dit aussi qu’il avait discuté avec son chef d’Etat-major Yitzhak Rabin de la nécessité de déclencher les hostilités sans tenir compte des politiques, ce qui fut assimilé à une tentative de coup d’Etat.

En 1971, Ariel Sharon prend en charge le commandement du front sud (Sinaï) et en particulier de la zone le long du canal de Suez (ligne Bar-Lev). Il sera également chargé de mettre un terme aux opérations palestiniennes dans la bande de Gaza. Ses troupes tueront alors plus d’une centaine de civils palestiniens et en emprisonneront des centaines d’autres.

En 1973, l’Égypte et la Syrie lancent une attaque surprise contre Israël le jour de la fête juive du Yom Kippour (Le Jour du Grand pardon). Ariel Sharon est rappelé d’urgence sur le front sud dont il vient d’abandonner le commandement et prend la tête d’une division de chars. Il confirme ses talents de tacticien. A la suite notamment de plusieurs manœuvres, sa division franchit le canal de Suez et encercle la IIIe armée égyptienne, ce qui permettra de renverser le cours de la guerre et de faciliter l’armistice.

Une carrière politique marquée du sceau de la revanche

Soldat et homme politique, Ariel Sharon fonde, en 1971, le Likoud, parti politique sioniste de droite né de l’union avec le parti Hérout (Liberté) – héritier de l’Irgoun Zvaï Leoumi (Organisation militaire nationale) – de Menahem Begin. Il est élu, en 1973, à la Knesset, qu’il quitte l’année suivante, après avoir été appelé par le Premier ministre Yitzhak Rabin pour devenir conseiller spécial à la sécurité. Il entreprend alors de réorganiser l’armée traumatisée par la dernière guerre israélo-arabe. En 1974, Sharon prend personnellement la tête d’un groupe de colons pour établir un avant-poste illégal près de Naplouse, en Cisjordanie. Cette initiative aventuriste et provocatrice sera ensuite renouvelée à plusieurs reprises.

Le Likoud (Consolidation) accède au pouvoir en 1977. C’est un tournant politique majeur dans la vie politique israélienne, dominée durant trente ans par le Mapaï (Mifleget Poalei Eretz Yisrael, soit le Parti des travailleurs d’Eretz Yisrael ou Parti travailliste). Menahem Begin est Premier ministre et Sharon ministre de l’Agriculture, ce qui lui facilitera le financement des colonies agricoles en territoires palestiniens. Begin est un fervent admirateur de Vladimir Jabotinsky, fondateur du sionisme révisionniste antisocialiste et du mouvement de jeunesse Betar (Alliance). Le but de ce mouvement était la création d’un État juif sur les deux rives du Jourdain – le terme ivrit ou hébreu signifie littéralement « ceux par-delà le fleuve ». Arrivé en Palestine en 1943, Begin a rejoint l’Irgoun et vécu dans la clandestinité du fait de son opposition à la politique de David Ben Gourion et aux négociations avec la puissance mandataire britannique. L’Irgoun s’est illustrée par l’attaque, le 26 juillet 1946, contre le commandement militaire britannique à l’hôtel King David de Jérusalem (quatre vingt-douze morts), et le massacre du village palestinien de Deir Yassine, le 9 avril 1948, qui fera plus d’une centaine de victimes et qui représentera un des mythes fondateur du mouvement nationaliste palestinien.

Les destins politiques d’Ariel Sharon et de Menahem Begin sont désormais liés. Ils trouveront leur apogée avec l’invasion du Liban en juin 1982 et l’expulsion de l’état-major de l’OLP au mois de septembre. En moins de vingt ans, Ariel Sharon aura suivi le sillage de David Ben Gourion puis celui des héritiers politiques de Jabotinski, maître à penser de la droite nationaliste israélienne adepte du « Grand Israël ». Il a été le stratège de la colonisation des territoires palestiniens conquis en 1967 pour rendre impossible la création d’un Etat palestinien en Cisjordanie.

Mais avec l’invasion du Liban en 1982 c’est à une tout autre dimension qu’il se place. Ecrasant le Pays du Cèdre sous un tapis de bombes faisant plus de 20 000 victimes en une douzaine de semaines, Ariel Sharon, outrepassant encore une fois les ordres, entreprend de conquérir Beyrouth et de placer à la tête du pays un régime favorable à Israël. L’assassinat de son allié Bachir Gémayel, nouvellement élu président, les massacres des camps palestiniens de Sabra et Chatila, ont mis fin à cette ambition.

Si bien que la violente crise politique qui s’en est suivie en Israël lui a coûté son poste de ministre de la Défense, après avoir répondu de ses crimes devant la commission Kahane mise en place par le Parlement israélien, la Knesset, et la Cour suprême. « Ce n’est pas Israël », ont scandé plusieurs centaines de milliers de manifestants dans les rues de Jérusalem et de Tel Aviv. L’occupation du Liban s’achève en 2000 avec pour conséquence l’hégémonie du Hezbollah, né en 1982 après le départ des combattants de Yasser Arafat.

Chef du Likoud à partir de 1999, Sharon devient Premier ministre le 7 mars 2001, après le déclenchement de la très meurtrière deuxième intifada – le soulèvement palestinien qui a entraîné plus de 4000 victimes – à la suite de sa visite provocatrice sur l’esplanade des mosquées à Jérusalem. Reconduit à la suite des élections législatives de 2003, il met en œuvre, en 2004-2005, le retrait israélien unilatéral de la bande de Gaza. Il quitte alors le Likoud, qui s’était divisé sur cette mesure, et crée un parti centriste, Kadima (En avant), en vue des élections anticipées de 2006.

En janvier 2006, alors qu’il est pressenti pour obtenir un troisième mandat, il est victime d’une grave attaque cérébrale. Plongé dans un coma artificiel, il est démis de ses fonctions de Premier ministre le 14 avril 2006 avant d’être déclaré mort le 11 janvier 2014.

Une impasse dangereuse

C’est le grand écrivain israélien Amos Oz, cofondateur du mouvement Chalom Akhshav (La paix maintenant), qui résume le mieux l’impasse dans laquelle s’est fourvoyée la politique d’Ariel Sharon : « Sharon est demeuré le même homme de la guerre d’indépendance de 1948 à celle du Kippour de 1973, de la guerre du Liban de 1982 au projet d’implantation des colonies. Tout au long de sa vie il n’a cessé d’affirmer que ce qu’on ne pouvait accomplir par la force, on pouvait l’accomplir par un surcroît de force. Il n’a cessé d’affirmer que les Israéliens pouvaient perpétuellement créer des réalités nouvelles que les Arabes seraient bien obligés de digérer, et que le monde finirait par reconnaître. »

Près de 600 000 Israéliens vivent actuellement sur les territoires palestiniens annexés en 1967 et maintenant morcelés par près de deux cents implantations israéliennes. Il sera difficile de les déloger pour appliquer les accords de paix conclus en 1993 à Oslo. Ariel Sharon et Benyamin Netanyahu, qui ont favorisé l’odieuse campagne de stigmatisation d’Yitzhak Rabin, le comparant à Hitler, qui a fini par conduire à son assassinat, le 4 novembre 1995, ont réussi à mener Israël dans une impasse dangereuse. Les attentats-suicides, les deux intifada, la disparition d’Arafat après avoir été assiégé en décembre 2001 et durant trois ans dans son siège de Ramallah, l’évacuation brutale de Gaza qui a conduit à la mainmise du Hamas, sont autant d’événements qui ont détruit tout désir de paix de part et d’autre.

« La composition de l’armée a complètement changé. Les fils des kibboutz et des bonnes écoles, omniprésents autrefois dans les rangs des officiers de niveaux intermédiaires et supérieurs, sont en passe d’être supplantés par les fils des colonies. Qui exécutera demain l’ordre de se retirer des territoires palestiniens si un tel ordre venait à être donné ? », s’interroge l’historienne israélienne Idith Zertal, auteure de La Nation et la Mort (éditions La Découverte, pour la version française), une étude du poids de la Shoah dans les mentalités et la politique d’Israël.

On laissera le mot de la fin à l’écrivain israélien Yoram Kaniuk, décédé en juin 2013, « Il y a quelque chose dans le judaïsme qui dépasse la religion, et la religion reflétait un fond culturel qui est absent aujourd’hui. Le judaïsme est devenu raciste et rabbinique. (…) Il n’y a pas de nation juive ici, pas de peuple juif, juste une religion qui moisit. Quand je pense aux juifs qui formaient un peuple résistant, diaboliquement malin et prudent ! »

Avec la mort d’Ariel Sharon, Israël s’interroge encore sur son devenir. Il est temps qu’il cesse d’être fait de larmes, de ruines et de sang.