Au nom du modèle européen

Face aux populismes souverainistes et souvent xénophobes qui gagnent du terrain partout en Europe, l’UE est en position défensive. Ne serait-il pas temps qu’elle contre-attaque en prenant pour étendard le modèle européen, bâti, entre autres, sur l’Etat de droit, la démocratie libérale et le triptyque républicain liberté-égalité-fraternité ? C’est ce que proposent notamment deux chercheurs de la Fondation Robert-Schuman, Thierry Chopin et Lukas Macek, en appelant à « l’indispensable combat culturel sur les valeurs » pour tenter de répondre à la « crise politique » de l’Union européenne. Ces valeurs, notent-ils, « ont pu sembler triomphantes au cours des années 90 » mais elles « se trouvent désormais sous pression » sous l’effet de plusieurs facteurs, parmi lesquels « le retour des fanatismes nationalistes et religieux ».

Comment définir ces valeurs ? Elles correspondent, selon les auteurs, à « l’ensemble des valeurs libérales et démocratiques telles qu’elles se sont développées au cours de l’histoire de l’Europe et pleinement affirmées depuis les Lumières - le respect de la dignité humaine et des droits de l’Homme, l’ensemble des libertés fondamentales, l’égalité des citoyens devant la loi, l’état de droit, la démocratie parlementaire ». Elles s’expriment par quelques principes fondamentaux, tels que
« la renonciation relative à la force et la préférence pour le règlement pacifique des conflits », l’accent mis sur la solidarité et la justice sociale, « une vision des relations internationales qui relativise la notion de souveraineté de l’Etat » et « un fort esprit de modération, de tolérance, d’ouverture ». Ces idées, ajoutent les deux chercheurs, s’incarnent dans le projet politique européen.

Un véritable combat culturel

C’est donc ce modèle qu’il faut mettre en avant pour vaincre ceux qui ne cessent de dénigrer les valeurs européennes, qu’il s’agisse, à l’extérieur de l’UE, de l’islamisme radical ou de la puissance russe et, à l’intérieur, de tous les europhobes déclarés. Le premier pas dans cette reconquête est, disent-ils, « de reconnaître la profondeur et l’urgence du problème et d’assumer le fait qu’il s’agit d’un véritable combat culturel ». La clé, expliquent-ils encore, « repose dans les politiques d’éducation et de culture », mais aussi dans la capacité des élites politiques européennes à « se saisir du discours sur les valeurs européennes et le porter avec constance, d’une manière crédible et audible ». Il ne suffit pas en effet de répéter de manière incantatoire le discours des pères fondateurs sur la paix. « Ce discours est beau et essentiel, mais il a besoin d’être mis à jour, estiment les auteurs.
Un discours sur les valeurs européennes, résolument ancré dans les réalités et répondant aux angoisses suscitées par l’avenir, contribuerait à répondre à ce besoin de sens et de mise à jour du logiciel de justification du projet européen ».

On pourrait contester cette référence aux « valeurs » européennes et préférer parler de « principes » ou de « normes », termes moins ambigus, plus opérationnels. « Qu’est-ce qui soutient l’idée, si présente dans le traité établissant une Constitution pour l’Europe, et ailleurs, que les droits et les libertés, les règles, les principes, les normes en général doivent être fondés sur des valeurs, ou justifiés par des valeurs, pour avoir un sens ou une autorité ? », demande le philosophe Ruwen Ogien (L’Etat nous rend-il meilleurs ? Folio Essais, Gallimard, 2013). « Si les droits sont considérés comme des normes plutôt que comme des valeurs, répond-il, ils n’ont pas nécessairement besoin de valeurs pour être fondés ou justifiés ». Cela ne veut pas dire que la notion de valeurs doit être exclue du débat. La vraie question, à propos du modèle européen, est de savoir comment les valeurs se traduisent en droits et en libertés.

Un signal d’alarme

D’autres voix s’élèvent en Europe, à l’approche des élections européennes, pour inviter l’Union européenne à défendre son projet. « L’Europe a-t-elle une alternative au populisme ? », demande Judy Dempsey (Carnegie Europe) à une dizaine d’experts. Oui, répondent-ils unanimement, elle en a même plusieurs. L’Europe se sauvera, disent-ils, si elle refuse de céder aux tentations du populisme, mais se met à l’écoute des électeurs qui se détournent des partis traditionnels. Ceux-ci doivent chercher à comprendre les nouvelles aspirations de la société, proposer de nouvelles idées, un nouveau récit, des solutions innovantes, et promouvoir les valeurs fondamentales de l’Europe. Le populisme, expliquent-ils, doit être un signal d’alarme qui incite les gouvernements à agir pour répondre aux inquiétudes des peuples en mettant l’accent sur les valeurs de solidarité, de coopération et d’ouverture. Comme le dit Paul Taylor, un des experts interrogés, « nos dirigeants doivent avoir le courage de défendre le modèle européen ».

Signalons encore la publication dans Le Monde d’une tribune signée par un collectif d’universitaires issus de plusieurs pays de l’UE. « Il est encore possible de réanimer l’Union européenne », affirment-ils en regrettant que les « craquements de plus en plus inquiétants » que subit celle-ci n’aient pas réussi à « tirer ses dirigeants de leur sommeil dogmatique ». Pour eux, la raison première de la désaffection croissante dont est victime l’UE est « le divorce entre les valeurs dont elle se réclame et les politiques qu’elle conduit ». Cette « trahison » concerne d’abord le principe de démocratie mais aussi le principe de solidarité. Ceux-ci doivent donc cesser d’être « de la poudre aux yeux » pour devenir des réalités. « Une telle refondation de l’Europe sur les principes qu’elle proclame et les traditions constitutionnelles communes aux Etats membres a pour condition première non seulement une restauration mais aussi un approfondissement de la démocratie à tous les niveaux ». L’Europe n’échappera à la « dislocation » que si elle reste fidèle aux principes sur lesquels elle s’est fondée.