Boris Johnson l’anti-Européen

La crise qui s’envenime entre la France et le Royaume-Uni n’est que l’expression d’un désaccord plus profond entre les Britanniques et les Européens, après une cohabitation tumultueuse de près de cinquante ans. De son entrée dans la communauté européenne en 1973 à sa sortie en 2020, les relations n’ont pas été faciles entre Londres et le reste de l’Union. Le Royaume-Uni a été, selon l’expression de Pauline Schnapper, professeur de civilisation britannique, un partenaire « récalcitrant » puis « ambivalent », la « greffe communautaire » n’ayant pas vraiment pris face aux habitudes les mieux enracinées. Sauf à l’époque d’Edward Heath (1970-1974) et à celle de Tony Blair (1997-2007), l’euroscepticisme a prévalu chez les dirigeants britanniques, qui n’ont consenti à rester dans l’Union qu’en échange de nombreuses exemptions aux règles communes, la plus spectaculaire étant le refus de la monnaie unique.

Vieille rivalité avec le continent

En quittant la communauté, les Britanniques ont donc retrouvé le cours de leur histoire et en particulier, comme le note Pauline Schnapper, leur vieille tradition de « rivalité avec les puissances continentales », l’Europe du continent incarnant « l’Autre » contre lequel s’est construite, au-delà de la Manche, une identité commune. Avec le Brexit, Londres se sépare de ses anciens partenaires, qui redeviennent des adversaires. La France, la plus proche voisine et l’ancienne ennemie héréditaire, est dans la ligne de mire, comme le montrent l’affaire des sous-marins australiens, gifle assenée à Paris avec la complicité de Londres, mais aussi la querelle entre les deux pays sur les licences de pêche ou sur le contrôle de l’immigration. Au-delà de la France, c’est l’Europe tout entière qui est défiée lorsque le premier ministre, Boris Johnson, refuse d’appliquer le protocole nord-irlandais, ce dispositif qui instaure une frontière douanière en mer d’Irlande, considérée par les Britanniques comme une atteinte à leur souveraineté.

Délivré du poids de ses engagements européens, le gouvernement de Londres se dit résolu à bénéficier d’une totale liberté, quitte à violer les accords conclus avec Bruxelles. Oubliée l’Europe, perçue comme un carcan empêchant le pays de réaliser ses aspirations ! Vive le « grand large » et la « relation spéciale » avec les Etats-Unis ! D’une manière générale, la nouvelle politique du Royaume-Uni, une fois le divorce accompli, devrait être marquée, à en juger par ses pratiques passées, par une ouverture sur le monde plus que sur l’Europe. « Au cours de ma vie, a écrit Mme Thatcher après son départ du 10 Downing Street, la plupart des problèmes que le monde a rencontrés sont venus, d’une façon ou d’une autre, de l’Europe continentale et les solutions sont venues de l’extérieur ». Les lointains successeurs de la « dame de fer » ne pensent pas autrement. L’Europe, voilà la source de tous les maux. Oui au marché unique, qui met en application le dogme du libre-échange, non à la bureaucratie bruxelloise, qui porte atteinte à la souveraineté du Parlement britannique, oui à l’objectif baptisé « Global Britain » et censé éclairer l’avenir du Royaume-Uni hors de l’UE.

Plus d’Asie et moins d’Europe

Quelle est donc cette « Global Britain », cette « Grande-Bretagne mondiale », qui doit marquer un tournant dans la diplomatie du Royaume-Uni et redéfinir sa place dans les relations internationales ? Pour en préciser le contenu, le gouvernement britannique a rendu public, au printemps dernier, un long document de 144 pages intitulé « revue intégrée de sécurité, défense, développement et politique étrangère », qui présente la nouvelle vision stratégique de Londres. Ce texte aborde une série de questions complexes, qui vont du rôle de l’OTAN au partenariat avec la Chine en passant par la lutte contre le réchauffement climatique et la défense de la biodiversité. Mais ce qu’en retiennent la plupart des observateurs, c’est d’abord la priorité donnée à la zone Indo-Pacifique, appelée à devenir le « nouveau centre géopolitique du monde », au détriment de l’Europe. On comprend mieux le sens du conflit ouvert avec la France par les Britanniques sur les sous-marins australiens, qui sont au cœur de cette zone. Ce pivot vers l’Asie a pour corollaire un éloignement de l’Europe. Une seule phrase de ce volumineux rapport est consacrée à la coopération entre le Royaume-Uni et l’Union européenne ! Plus d’Asie et moins d’Europe, telle est désormais la feuille de route de la diplomatie britannique.

On ne saurait refuser à Boris Johnson le droit de rendre au Royaume-Uni, s’il le peut, son statut de grande puissance en affirmant son rôle dans les affaires du monde, fût-ce au détriment de l’Union européenne. On ne saurait d’autant moins s’en offusquer qu’après tout cette démarche est aussi celle de la France, même si les Français entendent inscrire leur action dans le cadre de l’Union européenne, et non contre elle. Il faut souhaiter que le dialogue reprenne entre les différents acteurs de la diplomatie européenne afin que Londres, Paris et Bruxelles puissent agir ensemble, en particulier dans le domaine de la défense et de la sécurité, au lieu de s’opposer sur la scène internationale. La politique de « Global Britain » n’en est qu’à ses débuts. Des ajustements sont encore possibles. Les Européens doivent tout faire pour tenter de surmonter les conflits nés d’un Brexit mal contrôlé.

Thomas Ferenczi