Cambodge : un procès pour l’histoire

Alors que s’est ouvert mardi 17 février à Pnom Penh le procès de Kaing Guek Eav, surnommé Duch, chef tortionnaire de l’un des régimes les plus meurtriers de l’histoire, Francis Deron, longtemps correspondant du Monde et de l’AFP à Pékin et Bankgok, publie un livre sur l’histoire du génocide cambodgien (Le procès des Khmers rouges, Gallimard, 466 pages).

Le 17 février 2009 s’est ouvert à Pnom Penh le procès des Khmers rouges. Vingt ans après que l’ « invasion » vietnamienne eut mis fin au régime de Pol Pot, on juge enfin l’« autogénocide » du Cambodge. Qui va juger quoi ?

La mise sur pied d’une juridiction apte à se saisir des crimes commis au Cambodge sous les Khmers rouges, de leur entrée dans Pnom Penh le 17 avril 1975 au jour de décembre 1978 où ils en furent chassés par les Vietnamiens, est une longue histoire. Après beaucoup de tergiversations et de négociations, le tribunal mixte (international et cambodgien) dispose de prévenus incarcérés. On a commencé par Duch. Ce n’est pas un grand chef politique. C’était le directeur du principal centre de torture de Phnom Penh, dit centre S 21. Un parfait administrateur. Il agissait en « bon communiste ». Il ne voulait pas qu’on tue inutile, il fallait au contraire « frapper utile » pour obtenir les aveux et les noms nécessaires à la poursuite de révolution. On économisait tous les moyens, même les balles : un coup de barre sur la nuque en général suffisait (sauf pour les bébés, trop mous, qu’il fallait balancer contre les troncs d’arbre). Duch regrette ses crimes ; il s’est reconverti dans l’humanitaire et l’évangélisme. C’est dans ces fonctions qu’un journaliste écossais l’a retrouvé. Il veut bien coopérer avec le tribunal.

Urgence

Le livre que Francis Deron a écrit sur les Khmers rouges commence par une description minutieuse et sèche du centre S21, à Phnom Penh. Des récits dépouillés, nus, une archéologie sans émotions. Il y avait eu un autre procès, en 1979, à l’initiative des Vietnamiens, mais les présupposés idéologiques (contre la Chine) étaient si manifestes, qu’ils ont sapé la base morale dont auraient pu se prévaloir les procureurs. Contre la tenue de ce nouveau procès, beaucoup d’arguments ont été avancés. Pourquoi ne juger que les chefs, du moins ceux qui ne sont pas encore morts ? Beaucoup ont disparu, comme Pol Pot, le chef des Khmers rouges lors de la prise de Phnom Penh, qui devint premier ministre du « Kampuchéa démocratique » et qui fut condamné à mort par contumace en 1979. Il avait été fait prisonnier par Ta Mok, puis peut-être assassiné. Ou ce même Ta Mok, dit « le boucher », chef de la zone sud-ouest du Kampuchéa démocratique, ou Sun Sen, le chef de « Duch »... C’est le problème de l’urgence. Il reste Khieu Samphan, chef de l’Etat du Kampuchéa démocratique en 1976, qui se rendit au gouvernement de Phnom Penh installé par les Vietnamiens en décembre 1998, en compagnie de Nuon Chea, l’adjoint de Pol Pot dans les maquis, ou Ieng Sary, le vice-premier ministre du Kampuchéa démocratique, chargé des affaires étrangères, tous trois arrêtés en novembre 2007. Pourquoi laisser de côté tant de petits chefs qui les ont diligemment relayés dans leur besogne ? Pourquoi avoir attendu si longtemps entre la formation du tribunal et l’ouverture du procès ? Pourquoi rouvrir des cicatrices mal fermées, alors que les Cambodgiens essaient de vivre, forcément bourreaux et victimes confondus ?

La parole aux bourreaux

A Tuol Sleng, cette antichambre des champs d’exécution pour massacres de masse, « la rédemption par l’idéologie n’était pas au menu de l’abbaye de Duch, écrit Francis Deron. La seule issue à ce passage sous les ordres était la mort (…). La tenue des histoires individuelles, en revanche, confinait à l’obsession. Entre « aveux », comptes rendus d’interrogatoire et pièces annexes, documents administratifs internes et autres éléments tirés de la propagande, « ouverte » ou non, du Kampuchéa démocratique, ce sont des dizaines de milliers de pages, souvent manuscrites, qui ont été produites ou collationnées par les bénédictins de la Terreur. » Alors ce procès ne sera pas celui d’une idéologie, il devra rendre justice aux victimes et paix aux survivants.

Un film a été tourné il y a près de sept ans par le réalisateur cambodgien Rithy Panh sur S21, la machine de mort khmère rouge. C’est un questionnement des anciens tortionnaires, qui a commencé par un travail avec le peintre Vann Nath, un des rares rescapés de Suol Sleng, qui a raconté l’horreur en images. Pourquoi serait-ce toujours aux victimes de parler ? demande un psychiatre qui soigne des familles cambodgiennes dans le 13ème arrondissement de Paris. Le Dr.Rechtman explique la difficulté pour les parents de parler à leurs enfants de ce qu’ils ont vécu, car se serait "trahir les morts". "Un procès peut permettre que les morts ne soient plus portés seulement par les survivants, débarrassés en quelque sorte de leur funeste fardeau. « Et qui mieux que les bourreaux peuvent à présent parler des morts ? " interroge le psychiatre (Le Monde, 4 juillet 2007) Pour que ce ne soient plus seulement les victimes qui aient, si douloureusement, à parler de l’indicible devant leurs enfants, il faut qu’enfin les bourreaux parlent !

Responsabilités occidentales et chinoises

L’ONU est le principal maître d’œuvre du tribunal, elle paie les juges et les experts. Ce n’est pas le moindre des paradoxes, car l’organisation internationale comme les grandes puissances portent une lourde part de responsabilité dans la tragédie cambodgienne. Si les Américains n’avaient pas destructuré la société cambodgienne par les bombardements contre les communistes depuis la fin des années 1960, si le maoïsme révolutionnaire n’avait pas inspiré et financé les Khmers rouges, si les « idiots utiles » du Conseil de sécurité, comme le dit Francis Deron, avaient eu la vue un peu plus longue – la France en particulier qui refusa à Norodom Sihanouk un exil que la Chine mit à profit, et qui laissa tomber aux mains des Khmers rouges les dignitaires cambodgiens qui avaient cru trouver un refuge dans son ambassade …

« En 1979 se met en place à propos du Cambodge et de l’Asie du Sud-Est un mode de fonctionnement international qui va tenir jusqu’à la fin de la guerre froide Est-Ouest sans grande modification. Deux puissants moteurs, la Chine et les Etats-Unis, s’entendent sur la ligne générale d’isolement du Vietnam à la faveur de la crise cambodgienne ; ils sont relayés au niveau régional par l’Association des nations du Sud-Est asiatique. » Le plus étrange est que de janvier 1979, c’est-à dire de la fin du régime de Pol Pot, à l’installation de la protection onusienne, la combinaison des intérêts et des lâchetés des puissances permit au « Kampuchéa démocratique », c’est-à-dire aux Khmers rouges, de conserver à l’ONU un siège, et donc de poursuivre contre la République khméro-vietnamienne une guerre qui se traduisit chaque année par la pose de milliers de mines antipersonnelles. Leurs victimes mutilées peuvent toujours se réunir sur de petites estrades et jouer de la musique pour les touristes qui visitent les temples du très ancien royaume khmer.