Ces malentendus qui rendent l’Europe impopulaire

Partisans et adversaires de la construction européenne donnent souvent de celle-ci une image trompeuse, qui décourage les opinions publiques. Les uns s’inquiètent bruyamment de la toute-puissance de « Bruxelles », les autres annoncent à tort des lendemains qui chantent. Résultat : les peuples ont du mal à s’identifier à l’Europe.

a méfiance qu’inspire la construction européenne à un nombre croissant de citoyens, en France comme ailleurs, est le produit de deux malentendus qui faussent en partie le débat. Le premier est propagé par les eurosceptiques, pour ne pas dire les europhobes, lorsqu’ils dénoncent les « diktats » de Bruxelles et pleurent la souveraineté perdue de la nation face à une bureaucratie toute-puissante qui imposerait sa volonté aux Etats. Non, « Bruxelles » n’est pas le despote qu’évoquent les anti-Européens.

La Commission européenne, qu’ils prennent le plus souvent pour cible, n’a pas le pouvoir de dicter sa loi aux gouvernements nationaux. L’Union européenne est une association d’Etats qui prennent ensemble des décisions communes. Ainsi est-ce en toute liberté qu’ils ont décidé de respecter un pacte de stabilité qui les oblige à limiter leurs déficits publics et de confier à la Commission la mission de veiller à l’exécution de cet engagement. En cas de manquement, la Commission peut recommander des sanctions mais il appartient au Conseil des ministres, c’est-à-dire aux représentants des Etats, de trancher en dernier ressort. Dans ce domaine comme dans les autres, les gouvernements nationaux ont toujours le dernier mot. Aucune directive européenne n’est adoptée à Bruxelles sans leur accord.

Le deuxième malentendu est, à l’inverse, diffusé par les europhiles lorsqu’ils rêvent pour l’Europe de lendemains qui chantent et annoncent des stratégies ambitieuses qui vont enfin permettre de relancer la croissance, de bâtir une industrie européenne ou de construire une défense unie. Oui, les Européens ont tendance à abuser de grands mots, au risque de décevoir ceux qui les croient et qui, détrompés, ruminent ensuite leurs désillusions. Est-il raisonnable de brandir fièrement l’étendard d’une diplomatie commune alors même que l’Ukraine s’enflamme ou que la Syrie se déchire sous les regards impuissants des Européens ? Est-il judicieux de plaider pour un Airbus de l’énergie lorsque le Français Alstom et l’Allemand Siemens se montrent incapables de s’unir ? Quand l’écart devient trop grand entre les promesses et les réalités, comment rester crédible auprès des peuples qui vous ont fait confiance ? L’Europe doit cesser de promettre plus qu’elle ne peut tenir.

Le débat pour ou contre l’Europe n’a guère de sens. En revanche, la discussion doit s’engager sur les politiques européennes. Les sujets ne manquent pas sur lesquels peuvent s’exprimer des visions différentes de l’Europe dans les domaines où les Etats jugent nécessaire d’agir ensemble. Sur des questions aussi décisives que l’emploi, l’investissement, la monnaie, la fiscalité ou l’immigration, il est normal qu’à l’occasion des élections au Parlement européen les partis confrontent leurs programmes avant de demander aux électeurs de se prononcer. Le problème est que ceux-ci, à en juger par les taux d’abstention habituels et le relatif silence des médias, semblent, notamment en France, s’en désintéresser. Alain Juppé a raison de dire qu’il faut parler de l’Europe « d’une manière affective », comme on parle de la nation. C’est la seule manière d’y associer les citoyens pour ouvrir un véritable espace public européen et commencer à réduire le « déficit démocratique » tant de fois condamné. Le sentiment d’appartenance à l’Europe est aujourd’hui trop faible pour que naisse une démocratie européenne. C’est le principal défi que doivent relever les peuples du Vieux Continent.

 

Cet article a paru, sous une forme légèrement raccourcie, dans l’hebdomadaire Réforme du 8 mai.