On tient ici qu’il demeure impossible de prendre la mesure d’une telle épreuve pour un peuple et donc de ses conséquences lointaines si l’on n’a pas une idée approximative de son solde en nombre de victimes par rapport à l’ensemble. (…)
Conjectures et extrapolations
Précisément, [on souhaiterait] qu’une réponse soit apportée à une question vieille de quarante ans, le bilan, en vies humaines, de la « révolution culturelle », une des très grandes monstruosités du XXe siècle. De manière intéressante, la « révolution culturelle » est le seul cataclysme politique de l’après-1945 dans le monde où conjectures et extrapolations font encore la loi, et où le chercheur est condamné à des observations au cas par cas, d’ou il ressort que, peu ou prou, la tourmente n’a épargné personne.
(…) Les témoignages individuels publiés en Chine même ou parvenus en Occident sur ce que furent les années 1966-1969 ne manquent plus. Les récits à l’échelle de localités spécifiques non plus. Les troubles psychologiques individuels ou collectifs ayant résulté de la « révolution culturelle » ont été sinon explorés systématiquement, du moins abordés de manière substantielle par quantité d’auteurs soit sous forme littéraire - encore qu’avec prudence - soit dans des participations à des études universitaires, statistiques, sociologiques, etc.
Cependant, un chiffre, un simple constat numérique, incontestable si ce n’est à la marge, manque : la « révolution culturelle » équivaut à combien de morts sur le moment à travers tout le pays ? Song Yongyi, universitaire vivant aux Etats-Unis, avance le chiffre de trois millions, soit 0,5 % de la population chinoise [de l’époque]. Son étude, d’abord publiée à Hong Kong et qui vient de paraître en France, ne pourrait se permettre d’aller plus loin sans tomber dans le piège de l’extrapolation à partir de cas spécifiques. Car ce qui frappe le plus, dans ce trou noir des années 1966-1969 en Chine, quatre décennies après les faits, est son caractère de nébuleuse démesurée aux pourtours exacts totalement inexplorés.
(…) « Il reste pour le moment difficile d’aller beaucoup plus loin que ce que cet ouvrage nous propose, c’est-à-dire des aperçus ponctuels de la folie meurtrière », souligne Marie Holzman dans son introduction. Cet ouvrage coIlectif a été réalisé par huit écrivains et chercheurs, pour moitié vivant aux Etats-Unis, parmi lesquels Zheng Yi, qui avait déjà publié le résultat d’une accablante enquête sur la résurgence du cannibalisme dans la province du Guangxi, où la « révolution culturelle » fut particulièrement meurtrière comme en témoignent à nouveau deux textes de ce volume. « Il serait cavalier, note Marie Holzman, de faire une généralité des exemples donnés dans ces récits » portant sur huit cas précis, bien circonscrits dans le temps ou dans l’espace, ou les deux.
Subterfuges historiographiques
Avant de nuancer ce propos, il faut tout d’abord s’entendre sur ce dont on parle exactement sous le vocable de « révolution culturelle ». Il est indispensable en particulier d’en revenir à un découpage historique précis dicté par la réalité des faits sur cette période. La wuchanjieji wenhua dageming commença en 1966 et prit fin pour l’essentiel en 1969 si l’on considère la seule période de chaos social absolu qui en fut le caractère le plus visible.
Ce qui suivit le IXe Congres du Parti communiste chinois de 1969 ressemble plus à une période d’instabilité sociale encore grave, alimentée par les crises de palais au sommet de la hiérarchie politique et les alimentant, mais n’échappant plus totalement au contrôle des forces de l’ordre communiste hormis dans les régions les plus reculées. Le fait que le régime, tôt après la mort de Mao, ait éprouvé le besoin de désigner par le terme de « révolution culturelle » la période de dix années s’étendant de 1966 au putsch interne d’octobre 1976 contre l’aile radicale emmenée par Jiang Qing n’est qu’un subterfuge historiographique visant à se reconstituer une certaine légitimité face à l’océan d’incompréhension à son endroit dont il avait inondé le pays durant la dernière phase de la vie de son fondateur.
A ce compte-là, il est falsificateur de considérer que la « normalité » a repris le dessus du jour au lendemain après le retour en grâce de Deng Xiaoping à l’été 1977, même si, en effet, dans les grandes villes, le calme prévalait pour l’essentiel dans la rue. Ce processus avait commencé avant la mort de Mao et se poursuivit sur plusieurs années après coup. A preuve, entre mille exemples, les ordres à répétition donnés par les autorités de diverses provinces, en particulier dans le Sud (Canton) en 1978 et 1979, pour que les civils restituent à qui de droit les armes volées à l’armée dans les années « chaudes » et conservées depuis lors dans des planques en vue d’être éventueIlement réutilisées. Ces appels venaient avec une fréquence suffisante pour suggérer qu’ils étaient rarement suivis d’effet. On est encore aujourd’hui en droit de se demander quelle est l’étendue exacte de cet arsenal de l’ombre sur lequel la police n’a jamais réussi à remettre la main.
Passé de malheur et croissance économique
Ceci établi, il faut évidemment poser que l’extrapolation mathématique à partir d’un district, d’un village, d’une rue ou d’une province entière, à l’échelle d’un pays aussi vaste et diversifié que la Chine, est en effet impossible et friserait l’insulte aux victimes comme aux rescapés. Toute désinvolture est interdite en la matière. Mais I’expérience dicte quand même des comparaisons, ou tout au moins des rapprochements instructifs. Les démographes, dont la science est loin d’être exacte, fournissent des éléments d’appréciation dont la « massacrologie » serait hélas ! mal inspirée de faire l’économie si, comme nous le pensons, un effort sérieux demeure nécessaire pour comprendre les rouages profonds de la société chinoise d’aujourd’hui à partir des traumatismes de cette époque. Tant il est vrai, demontré en de multiples autres cas, qu’on n’efface pas un passé de malheur d’un simple trait de croissance économique en hyperbole comme Pékin et l’ensemble des décideurs financiers et politiques de la planète s’efforcent de le faire croire dans le cas chinois.
Plus de trois millions de victimes
(…) Le chiffre de trois millions de victimes cité par Song Yongyi pour la période 1966-1969 constitue à coup sûr un minimum trop bas. Pour plusieurs raisons. La continuité territoriale de la Chine ; la libre disposition des armes à laquelle étaient rapidement parvenus les gardes rouges en les saisissant dans les arsenaux des casernes au nom de Mao ; la facilité d’emprunt des moyens de transports non pas immobilisés par le chaos, mais mis à la disposition des « rebelles » ; I’usage quasi sans limite des traitements cruels infligés aux détenus en I’absence de toute codification ; l’exemplarité conférée à I’humiliation publique violente des victimes désignées ... Autant de facteurs qui n’ont pu que favoriser une généralisation des violences, qu’elles soient commises par I’Etat ou ce qu’il en restait, par ceux qui s’en réclamaient de leur seule autorité ou par des groupes spontanés dont les mobiles idéologiques étaient de plus en plus confus. De nombreux cas, qu’il est effectivement impossible de projeter à l’échelle nationale dans un schéma logique, mais n’en demeurent pas moins significatifs, témoignent de I’ampleur qu’a pu prendre la tendance au « débordement ».
En outre, les travaux de Song Yongyi confirment que la violence n’a nullement été le fait d’une catégorie sociale particulière, celle des « rebelles », comme ne cesse de I’affirmer le gouvernement chinois depuis les faits en question. Elle était au contraire partagée par tous les segments d’encadrement ou de population évoqués plus haut : cadres communistes comme petits voyous au verbe haut, tous y ont eu recours. De même, les victimes des cas étudiés se « recrutent » elles sur tout I’éventail social : aucun groupe, qu’il fût ou non dans les petits papiers de I’idéologie communiste institutionnelle, ne fut epargné. Dans le temps, enfin, relève Song, une perception erronée sur I’étendue des violences est à revoir : « ce n’était pas [...] en 1967, au plus fort des luttes entre factions, mais bien en 1968, que des violences et des massacres furent perpétrés après la mise en place des comités révolutionnaires et au nom du nouvel appareil d’Etat ». C’est-à-dire alors que le parti communiste s’efforçait de reprendre en mains la situation. Il en résulte un constat brutalement simple : « la plupart des assassins étaient des militaires et des apparatchiks du Parti [communiste chinois]. »
Intimidations et recherche interdite
(…) L’approche prudente de Song Yongyi s’explique par un contexte général d’intimidation qui a bloqué toute tentative d’en savoir plus sur ce qui s’est réellement produit alors. Pour ce qui concerne la Chine, le monde universitaire occidental dans son ensemble et à de rares exceptions près a obtempéré à l’oukaze pékinois interdisant toute enquête sur la « révolution culturelle » dans sa dimension nationale. Les chercheurs occidentaux se sont contentés d’imiter leurs collègues chinois dans une approche limitée dans I’espace et dans le temps, se retranchant derrière I’argument selon lequel seul un accès aux archives secrètes du parti communiste permettrait une approche nationale. Et le PC, pour sa part, a fait en sorte de dissuader énergiquement toute velléité de travail en ce sens en embastillant les quelques historiens chinois qui s’y étaient hasardés dans les années 1987-1988. Song Yongyi lui-même doit à cet interdit un séjour d’un peu pIus de six mois en cabane en Chine (1999-2000). Le secret d’Etat que constitue toujours le coût humain immédiat de I’ultramaoïsme triomphant demeure inviolé.
A cela, deux raisons évidentes. D’une part, le régime n’a nullement envie de voir accoler le nom de Mao a un simple chiffre constatant ce bilan dans des formules qui deviendraient vite des antiennes dans les livres d’histoire politique de la planète, sur le mode : « Mao, qui provoqua xx millions de morts dans les dix dernières années de sa vie ... » (un nombre à deux chiffres étant à notre sens plus probable qu’un nombre à un chiffre unique). D’autre part, une curiosité trop poussée conduirait à en finir avec un excès de simplisme sur les camps en présence. Il n’y avait pas, ou pas seulement, d’un coté les radicaux rangés du côté de Mao pour souffler sur les braises ; et, de I’autre, le camp des hiérarques brimés qui sortiraient vainqueurs de l’épreuve aux côtés d’un Deng Xiaoping lui-même blanchi de toute responsabilité par le fait qu’il n’était plus aux affaires. Le rôle trouble d’un Zhou Enlai, les numéros de tourne-veste de nombre d’apparatchiks de haute volée, tout cela finirait par refaire surface de manière trop dommageable à la faveur d’un simple examen critique de la situation du pays à I’échelle nationale.
L’un des textes rassemblés par Song Yongyi éreinte ainsi un commandant militaire bien en vue, Wei Guoqing (un des artisans chinois de la victoire communiste vietnamienne à Dien Bien Phu contre les Français en 1954), sur qui s’appuya Deng Xiaoping une fois revenu au pouvoir. Hâtivement classé « dengiste », Wei Guoqing avait en fait une bonne part de responsabilités dans les violences extrêmes qui se déroulèrent au Guangxi sous sa houlette pendant la « révolution culturelle ».
Docilité occidentale
Le refus du gouvernement chinois d’ouvrir ses archives les plus scandaleuses sur des périodes qu’il a - en principe - repudiées est en soi une mesure de la fragilité de toutes les abjurations de ce passé. L’absence de pression extérieure en ce sens sur Pékin souligne a contrario la docilité de la communauté des chercheurs occidentaux envers la communauté des décideurs de ce même Occident démocratique. Qui cherche à se voir rappeler, dans une rencontre a Zhongnanhai [le siège du pouvoir à Pékin], sur combien de cadavres reposent les lourds fauteuils du salon de réception ?
La realité historique demeure ainsi cadenassée dans un coffre-fort qui préserve de commodes illusions. Notamment, celle qui veut que la Chine communiste ait cessé d’exporter ses tourments internes dès lors que le grand branle-bas de combat des années 1966-1969 fut calmé. Si ce verrou sautait, on s’apercevrait vite, par exemple, que ce ne sont pas Mao et ses sbires, ni même l’éphémère Hua Guofeng, qui furent les meilleurs soutiens des Khmers rouges au Cambodge, mais bien les Zhou Enlai et Deng Xiaoping , ce clan avec lequel allait être édifiée l’ère post-maoïste et sa réconciliation avec l’Occident. C’est Deng qui fournit à Pol Pot les armes que ce dernier tournerait contre le Vietnam à la grande satisfaction de Henry Kissinger. Et c’est sous Deng que les Khmers rouges, une fois renversés en 1979, parvinrent à se faire de très bons amis à Washington, aux Nations unies et à Paris au nom de la « souveraineté nationale » du Cambodge qu’ils étaient censés encore représenter après avoir perdu le pouvoir.
C’est donc à une approche un peu plus subtile que ce qu’il est habitué a fournir que le monde de la recherche a renoncé en témoignant de cette déférence envers le bien-penser ambiant, la même qui le fait réagir dans son ensemble, par exemple, avec la véhémence que l’on a vue au livre de Jung Chang et Jon Halliday sur Mao. (…) Pour la Chine, des oublieux, aux mots de « révolution culturelle », regardent toujours ailleurs. Une époque qui quantifie plus que de raison sans chercher à combler un tel vide dans la connaissance de son passé immédiat semble par là inconsciente de ce que l’oubli du crime d’Etat finit toujours par rejoindre le crime lui-même. S’il est un domaine, tout bien compté, qu’on souhaiterait voir conquis par la dictature des chiffres, ce sont bien les cimetières du maoïsme.