Cimetières du maoïsme (2)

Dans ce deuxième extrait de l’essai paru dans la revue Commentaire, Francis Deron compare les crimes commis en Chine pendant la Révolution culturelle à trois autres crimes de masse en Asie : le Cambodge des Khmers rouges, l’Indonésie de Suharto, et l’indépendance de Timor, toujours sous le général Suharto. Autant d’exemples qui illustrent, en creux, le silence qui pèse encore sur les événements qui se sont déroulés en Chine entre 1966 et 1969.

Premier rapprochement : le Cambodge sous les Khmers rouges

En un peu plus de trois ans, entre 1975 et 1979, soit un temps comparable au « grand chaos » de la Chine, et à peine dix ans plus tard, les Khmers rouges, apprentis sorciers de la révolution à la mode chinoise, ont infligé au minuscule Cambodge - peuplé alors de huit millions d’habitants, soit une ville chinoise plus petite que Pékin à l’epoque, à peine plus grosse que Canton et ses environs - une perte immédiate de population d’un tiers, par deux moyens essentiellement : la violence d’Etat pure et simple dans un contexte d’esclavagisme généralisé et la famine.

Deuxième rapprochement, également contemporain de la « révolution culturelle » : la campagne de terreur anti-communiste en Indonésie (1965-1967).

A l’échelle nationale, le général indonésien Suharto a supervisé en 1965-1967 l’élimination physique de 500 000 à un million de sympathisants gauchistes et autres civils soupçonnés de penchants subversifs à travers son archipel (avec I’acquiescement patent de Washington) au nom d’une volonté d’unité nationale absolue dans l’anticommunisme.

C’est la plus meurtrière répression à I’encontre de civils de la part d’un pouvoir en Asie, hors du monde communiste, dans la deuxième moitié du XXe siècle. Dans I’un comme dans I’autre cas, il faut souligner que les moyens mis en oeuvre par I’Etat dans ses basses oeuvres étaient assez faibles par rapport à ceux dont disposaient les diverses forces armées en présence en Chine pendant la « révolution culturelle ».

Au Cambodge, les Khmers rouges avaient aboli la mécanisation de l’horreur. La plupart des victimes de mises à mort extrajudiciaires furent assassinées a l’arme blanche, le gourdin frappant le crâne du supplicié ligoté à genoux étant le plus fréquent cas de figure, comme en attestent les plus de 2 000 fosses communes retrouvées depuis a travers le pays. D’autres instruments rudimentaires furent employés, mais qui relevaient eux aussi de ce retour à l’univers rural qui caracterisa le régime de Pol Pot. On signale ainsi l’utilisation régulière de branches de palmier à sucre, aux bords finement dentelés, qui, bien maniées, peuvent avoir le même effet sur une gorge humaine que la plus acérée des lames de sabre. Il n’y a aucune raison de penser qu’un nombre important d’armes à feu aient été utilisées pour éradiquer « I’ennemi de l’intérieur ». Les combattants khmers rouges ou leurs auxiliaires civils - souvent, des enfants fanatisés auxquels les adultes étaient jetés en pâture étaient trop dépourvus en fusils ou économes des munitions pour que cette méthode de mise à mort ait été plus qu’exceptionnelle.

Dans le cas de l’lndonésie, les moyens manquaient moins mais la nature des violences perpétrées par les représentants de I’Etat n’impliquait guère le recours à des sommets de sophistication. L’armée indonésienne et ses nervis se sont livrés à ce qui était essentiellement une chasse à I’homme réglée pour conclure par quelques coups de fusil ou de pistolet. La plus grande difficuIté qu’ils aient rencontrée tenait au terrain de la poursuite : les forêts d’une grande densité, le déploiement nécessaire sur des milliers d’îles à une époque où la logistique (carburants, pièces mécaniques) est encore très en deçà des besoins géographiques... Ces obstacles furent surmontés par une forte détermination à « casser du communiste » de la part des agents de l’« Ordre nouveau » en cours d’implantation.

Un troisième rapprochement : Timor (1975).

Un autre rapprochement instructif est encore fourni par I’lndonésie de Suharto. Lorsque l’ancienne colonie portugaise du Timor oriental se déclara indépendante à la suite du retrait de l’administration de Lisbonne, conséquence du renversement de la dictature de Salazar en 1975, I’invasion presque immédiate des forces de Jakarta se solda très rapidement (deux à trois ans) par I’élimination physique d’un tiers de la population alors estimée à 600 000 habitants. Ceci sur un territoire grand comme un district de Chine populaire et peuplé avec une densité de l’ordre des régions désertiques les plus reculées du territoire de la République populaire (la moitie de la population de Timor est concentrée dans la capitale Dili).

(…) Un demi-million à un million de sympathisants du Partai Komunis Indonesia (PKl) en Indonésie (alors le plus gros parti communiste du monde à ne pas participer au pouvoir), 1,7 à 2 millions de morts au Cambodge, 200 000 morts au tout petit Timor oriental. .. Ceci pour ne parler que de pays voisins de la Chine, en écartant tout rapprochement délicat avec des méfaits du même ordre en Afrique ou en Amérique latine. Autant de chiffres qui permettent d’estimer à largement plus que trois millions les victimes directes de la « révolution culturelle » en Chine.

Au Cambodge et en Indonésie, négationnisme impossible

(…) Au Cambodge, la guerre khméro-vietnamienne (1978-1979), la déroute du régime de Pol Pot, un sentiment de culpabilité aux Etats-Unis après la guerre et la présence sur le sol américain d’une forte proportion de la diaspora khmère exilée ont servi de stimuli a un effort de recherche qui a fourni bien plus de résultats sur le bref passage des Khmers rouges au pouvoir que ce qui peut être encore affiché de nos jours sur une seule des provinces de Chine pour la Révolution culturelle. Un programme de l’Université Yale, ses relais sur place au Cambodge, ont permis de mettre au jour et d’inventorier des dizaines de milliers de pages d’archives servant de base aux travaux des chercheurs et au Tribunal spécial Khmers rouges installé à Phnom Penh avec l’appui des Nations unies pour juger les grands responsables encore en vie.

En Indonésie, les malheurs du mouvement communiste ont reçu un écho volumineux, naturel mais salutaire, aux Pays-Bas, tardivement mais relativement suivi par le monde universitaire américain. A Timor, I’Australie et l’Europe du Nord ont également alimenté une indignation internationale qui a fini par porter ses fruits aux Nations unies, où la cause timoraise avait pignon sur rue dans les années 1980-1990.

(…) Des négationnistes, hier encore, décomptaient les tibias trouvés dans les charniers de Pol Pot pour tenter de démonter qu’il n’y aurait pas eu de génocide au Cambodge. Depuis lors, les découvertes macabres faites à la pointe du sac des araires dans la rizière en un nombre sidérant pour une aussi petite nation interdit ce débat-Ià. Pour autant, la responsabilité ultime des méfaits, l’appui déterminant fourni par la Chine au va-t-en-guerre Pol Pot, au mépris même de tout réalisme géopolitique - risque de rester à jamais dans les limbes, impunie, non jugée. Le procès à composante internationale des survivants de la direction des Khmers rouges, à Phnom Penh, a beau être le premier d’un système communiste en justice internationale, il a été taillé sur mesure pour éviter qu’y soient mis en cause les pays qui ont peu ou prou permis au tyran khmer de donner toute la mesure de ses moyens puis de la faire oublier.

L’ambassade de Chine au Cambodge, à la longue histoire de bastion très spécial de Pékin en Indochine, veille encore au grain pour qu’aucune entorse ne soit infligée à cette règle. Ainsi seront exonérés de tout examen par le Tribunal spécial Khmers rouges, outre Pékin, les Etats-Unis, la France et la Grande-Bretagne, qui permirent que Pol Pot passe pour un personnage honorable sur la scène mondiale, et que, pendant vingt ans, après avoir perdu le pouvoir, les assassins qui furent ses sbires parlent au nom de leurs propres victimes à la tribune de l’Organisation des Nations unies.