Cimetières du maoïsme (3)

Dans ce dernier extrait de l’essai de Francis Deron, l’auteur illustre la dégradation des valeurs morales élémentaires auxquelles a conduit la Révolution culturelle en Chine.

Il nous revient en mémoire un drame traité en quelques lignes, dans les années 1990, par un organe de presse du régime chinois, le Quotidien de la Justice. De façon très factuelle, le quotidien racontait la comparution devant un tribunal pénal d’un paysan pauvre, appelons-le Li, convaincu du meurtre de sa propre fille, en âge nubile. Il se trouvait qu’un paysan du même village, appeIons-le Wang, sensiblement moins pauvre que Li, avait fait savoir qu’il ne supportait pas le chagrin d’avoir vu son fils mourir de quelque maladie en célibataire, et était prêt a fournir une récompense confortable a la famille d’une jeune femme décédée prématurément qui accepterait de se prêter a un simulacre d’union du jeune couple défunt. Ce « mariage dans la mort » était jadis une habitude répandue dans les campagnes chinoises, destinée à épargner aux deux jeunes disparus le sort des « âmes errantes » dans l’au-delà. Fort endetté, le paysan Li n’avait fait ni une ni deux, avait tordu le cou de sa fille unique et s’était presenté un beau matin chez le paysan Wang en reclamant sa « prime » pour le cadavre.

Cette histoire atroce, qui n’a aucune raison objective d’avoir été un cas unique, était révélatrice d’une érosion des valeurs morales élémentaires dans une société profondément malmenée par le régime communiste. Les violences subies durant la Révolution culturelle, l’abandon subséquent du maigre filet de sécurité morale que constituaient les « valeurs communistes » et le vertige provoqué par le retour de la valeur monétaire pour seul référent social expliquaient vraisemblablement l’acte du père assassin.

Mais qui était le véritable responsable de cet ahurissant comportement ? Celui-ci suppose une démarche plus consciente encore que les cas documentés d’anthropophagie en Chine rurale durant les périodes de famine extrême, lorsqu’une « bourse aux bébés », par adoptions croisées, s’instaurait de facto entre lointains cousins pour permettre aux affamés de se nourrir de viande de nourrisson sous couvert d’une suffisante distance familiale (il est à craindre qu’il soit moins difficile à l’homme de se satisfaire pour pitance de la chair d’un enfant humain à condition qu’il n’appartienne ni à sa propre filiation directe ni à celle d’un voisin). Ces cas d’anthropophagie à l’ère moderne ont été attestés notamment par Wei Jingsheng dans ses notes autobiographiques ainsi que lors de conversations privées rapportant les divers déclics mentaux par lesquels ce fils de brave combattant communiste de rang honorable est devenu un farouche opposant du régime de son père à la suite de la découverte de ces réalites rurales chinoises au début de la Révolution culturelle.

Le paysan Li, sans que cela excusât son acte, n’appartenait-il pas à l’immense cohorte, aux effectifs encore inconnus, des victimes directes puis indirectes du maoïsme sous sa forme la plus poussée, qui ont subi de plein fouet l’accélération de l’horreur totalitaire à partir de 1966 ? Faut-il s’étonner qu’après avoir vu les curseurs moraux les plus élémentaires poussés en tous sens, certains aient du mal à se réadapter a leur retour vers des zones moins démentes ?