Comment bâtir une justice européenne ?

Les professionnels du droit s’interrogent sur la meilleure manière de créer un espace judiciaire européen : faut-il respecter la diversité des systèmes nationaux ou harmoniser les législations afin de créer une justice supranationale ?

La construction d’un espace judiciaire transnational est l’un des objectifs de l’Union européenne. Depuis une dizaine d’années des progrès importants ont été accomplis dans ce domaine. En matière pénale, l’adoption du mandat d’arrêt européen a marqué une étape-clé dans le développement de la coopération entre les Vingt-Sept. En matière civile, plusieurs instruments juridiques ont été créés pour favoriser la résolution des litiges d’un pays à l’autre. Le principe de base est la reconnaissance mutuelle, qui exclut l’unification des législations nationales mais appelle en même temps à leur harmonisation minimale. Toute la question est de savoir quel degré d’harmonisation est requis pour donner consistance à une Europe de la justice. Cette question, qui divise les Etats membres, traverse la plupart des débats suscités par la mise en place d’un droit européen.

Au nom du principe de réalité

Jean-Sylvestre Bergé, professeur à l’Université Lyon-III et spécialiste de droit européen, considère comme une « vue de l’esprit » l’idée que l’espace européen ne serait pas fondamentalement différent d’un espace national et qu’il suffirait donc de transposer à l’échelle de l’Europe des constructions juridiques d’inspiration nationale. « Cette approche du droit européen à travers des institutions empruntées aux sphères nationales me semble totalement contraire à l’esprit de la construction européenne contemporaine », a-t-il déclaré au cours de la Journée européenne de la justice civile, organisée le 25 octobre à Toulouse.

Pour ce juriste, ce serait « une grave erreur » de réduire à « la figure unique d’un droit européen » le pluralisme juridique que l’Europe de la justice a placé « au coeur de sa dynamique ». Jean-Sylvestre Bergé récuse en particulier la volonté de « substituer à un ordre public national un ordre public européen jugé seul apte à défendre des valeurs de dimension européenne ». Il plaide pour la « coexistence durable » de ces deux ordres, au nom du « principe de réalité ». « Pas plus que l’Europe n’a vocation à faire disparaître les Etats membres, la construction d’une justice européenne ne saurait se faire au mépris des justices nationales », affirme-t-il, en appelant les juristes à « fournir l’effort nécessaire pour appréhender cette complexité nouvelle ».

La diversité, source de richesse ou de discorde

Auprès des juristes, d’autres experts peuvent contribuer à cet effort. Paul Seabright, professeur à la Toulouse School of Economics, apporte le point de vue de l’économiste. L’analyse économique, explique-t-il, permet de distinguer les situations où la diversité est « source de richesse » de celles où elle est « source de discorde ». Selon les cas, les avantages de l’unification l’emporteront donc sur ses inconvénients, ou inversement. Dans le droit commercial, par exemple, les parties peuvent choisir le système le mieux adapté à leurs besoins sans qu’il y ait de retombées pour d’autres parties. En revanche, lorsqu’il y a des externalités (justice criminelle) ou quand les parties ne sont pas également libres de choisir leur juridiction (droit du travail), l’exigence d’uniformisation devient plus pressante.

L’unification, un rêve ancien

Historien, Jean-Christophe Gaven, professeur à Toulouse-I, souligne qu’avant de chercher à créer un espace judiciaire européen les Etats ont construit des espaces juridiques nationaux pour mettre fin à une diversité perçue comme « un gage de liberté » mais aussi « un facteur d’insécurité ». Il existe donc, dit-il, « une culture européenne des processus de rapprochement des droits » dont on pourrait aujourd’hui s’inspirer.

« L’unification du droit est un rêve ancien », note-t-il. Elle s’est faite dans les royaumes européens non par la voie législative, mais par la voie judiciaire. L’unification des règles de procédure a largement précédé celle des droits substantiels, comme c’est le cas pour la construction d’un espace judiciaire européen. La principale différence est que les justices nationales se sont imposées par leur « présence quotidienne », en créant « un cadre de la vie en commun ». La justice européenne, qui doit s’appuyer sur les justices nationales, est appelée à suivre d’autres voies pour se constituer.

Au-delà des textes, les participants à cette journée d’études ont surtout mis l’accent sur la nécessaire collaboration entre les professionnels du droit, d’un pays à l’autre, pour renforcer la confiance mutuelle. Ainsi ont-ils souligné l’importance des « réseaux judiciaires » européens, qui offrent aux praticiens des lieux de dialogue et d’échange. Ils ont également mis l’accent sur la formation des acteurs de la justice, dont les différentes catégories – avocats, magistrats, huissiers, notaires, conseillers juridiques, universitaires – étaient représentées à Toulouse. « Plus que les instruments juridiques déjà en place, il faut développer une culture commune », a Natalie Fricero, professeur à l’Université de Nice Sophia Antipolis.

Cette culture doit aussi s’étendre aux citoyens, a-t-elle conclu. Organisatrice de la manifestation, Sylvaine Poillot-Peruzzetto, professeur à l’Université de Toulouse-I, a souhaité « que le citoyen s’approprie la justice européenne », en rappelant que celle-ci est « enracinée dans une culture européenne ». « La justice, a-t-elle dit, reste le coeur de l’Europe ». Elle doit être aussi, à n’en pas douter, le fondement d’une citoyenneté européenne.