Comment l’Asie voit l’Europe

Dans Le défi asiatique (Fayard, 2008), l’ancien diplomate et universitaire de Singapour Kishore Mahbubani, a mis en évidence le transfert de puissance de l’Occident vers l’Asie. Pour lui, il ne s’agit pas d’une diminution de l’influence des idées occidentales qu’au contraire l’Asie a fait siennes mais d’un déclin des « pratiques » occidentales et des Etats occidentaux comme tels. De passage à Paris, il a développé ses thèses devant l’Académie diplomatique internationale. A méditer à l’heure du G20.

Kishore Mahbubani commence par ce qu’il appelle lui-même une « provocation » : pourquoi, d’un point de vue géopolitique, la France est-elle actuellement « inepte » ? Autrement dit, pourquoi continue-t-elle à s’intéresser à l’Atlantique qui est « l’océan du passé » et néglige-t-elle le Pacifique qui est « l’océan de l’avenir » ?

Plus qu’une montée en puissance de l’Asie, il s’agit d’un retour de ce continent au centre des relations internationales, comme il l’avait été avant les deux cents ans de domination occidentale qui sont, dans l’histoire, une « aberration ». Il n’est pas besoin de beaucoup de chiffres pour l’illustrer. Dans les prochaines décennies, la puissance numéro un sera la Chine, dit Kishore Mahbubani, suivie des Etats-Unis. Aucun pays européen, considéré individuellement, ne sera dans les quatre premiers. Autre statistique : en une génération, le niveau de vie moyen en Asie a été multiplié par dix mille ! Chaque fois que le revenu augmente de 10%, la classe moyenne double de volume.

Pourquoi ? Réponse de l’universitaire singapourien : parce que l’Asie est en train de mettre en œuvre les « sept piliers de la sagesse occidentale ». L’économie de marché — et la crise n’a pas fait perdre confiance aux Asiatiques dans ses vertus, contrairement à ce qui se passe en Europe et d’une certaine manière aux Etats-Unis ; la maîtrise des sciences et de la technologie ; le pragmatisme – aucune idéologie dans la solution à la crise économique ; la méritocratie ; la culture de la paix, apprise auprès de l’Europe de l’après deuxième guerre mondiale ; l’Etat de droit, mieux rendu par l’expression anglo-saxonne de rule of law, qui est différent de la démocratie ; la priorité donnée à l’éducation que Kishore Mahbubani décèle partout, y compris chez les Chinois qui, dit-il, ont appris de la chute de l’URSS qu’il est vain de gaspiller son argent dans la course aux armements.

Le besoin d’une politique « raisonnable »

Les Asiatiques auraient tort de croire que cette montée en puissance est acquise une fois pour toutes. Certes, la confiance dans l’avenir, qui les distingue des Européens et dans une certaine mesure des Américains d’aujourd’hui, n’a pas été ébranlée par la crise. Les crises font partie de la vie et elles rendent plus fort si on en tire chaque fois les leçons. Mais ce que les Européens ont réussi – non seulement à bannir la guerre mais même la perspective de guerre entre eux – n’est pas encore établi en Asie. La paix, dit le doyen de l’Université Lee Kwan You de Singapour, n’est pas automatique ; elle exige une politique « raisonnable » de la part des dirigeants. C’est le Zeitgeist du moment. Il faut en profiter pour pousser le développement et la coopération dans des organisations régionales, comme l’ASEAN, l’Association des nations du sud-est asiatique, sur laquelle se sont greffés et la Chine et le Japon. L’Asie est morcelée. Toutefois, contrairement aux Balkans d’Europe, conclut Kishore Mahbubani, « les Balkans d’Asie sont en train de coopérer ».