Il y a déjà soixante dix ans que s’est produit, un sombre jour dans l’histoire de la civilisation, le 1er septembre 1939, le déclenchement de la guerre la plus désastreuse et la plus meurtrière que l’Europe et l’humanité toute entière aient jamais connue.
Invité par le Premier ministre polonais Donald Tusk à participer à la commémoration de la Deuxième guerre mondiale, je n’ai pas hésité à accepter l’invitation. Je ne pouvais pas faire autrement : parce que mes compatriotes ont payé un lourd tribut avec 27 millions de morts, et chaque famille russe est touchée à la fois par la tristesse d’une perte et par l’honneur de la Grande Victoire, tandis que chaque génération, l’une après l’autre, ressent la fierté de ses pères et de ses aïeux luttant sur la champ de bataille ; parce la Russie et la Pologne étaient des alliées dans ce juste combat. Et nous, qui vivons aujourd’hui, devons être suffisamment conscient pour nous incliner devant ceux qui sont tombés et pour célébrer le courage et la fermeté des gens de divers pays qui se sont battus et qui finalement ont vaincu les nazis.
Le vingtième siècle a laissé des plaies encore ouvertes : des révolutions, des coups d’Etat, deux guerres mondiales, l’occupation nazie de la majeure partie de l’Europe et la tragédie de la Shoah, et la division idéologique du Vieux continent. Cependant, la mémoire européenne retient aussi la victoire de mai 1945, l’Acte final des accords d’Helsinki, la démolition du mur de Berlin, les formidables changements démocratiques en Union soviétique et en Europe de l’Est au tournant des années 1990.
Tous ces éléments appartiennent intrinsèquement à notre histoire commune. Aucun juge ne peut prononcer un verdict totalement objectif sur le passé. Et aucun pays ne peut se vanter d’avoir évité les tragédies, les changements dramatiques et les décisions officielles qui n’ont rien à voir avec les grands principes moraux. Si nous voulons un avenir paisible et heureux, nous devons tirer les leçons de l’histoire. Cependant, utiliser la mémoire, disséquer l’histoire et chercher des prétextes pour des ressentiments mutuels provoquent des dommages et témoignent d’un manque du sens des responsabilités.
Les demi-vérités sont toujours trompeuses. Les tragédies du passé, qui ne sont pas complètement comprises ou qui sont interprétées d’une manière ambigüe ou hypocrite, conduisent inévitablement à des nouvelles phobies historiques et politiques, qui provoquent des conflits entre les Etats et les peuples et touchent la conscience publique, en la déformant au profit de politiciens malhonnêtes.
La matière historique n’est pas une copie de troisième ordre qui peut être grossièrement retouchée, ou modifiée sur ordre avec des teintes vives ou sombres. Malheureusement, ces tentatives de réviser le passé sont monnaie courante aujourd’hui. Nous assistons à des efforts pour tailler l’histoire en fonction d’objectifs politiques immédiats. Certains pays vont même plus loin, faisant des héros des complices des nazis et mettant les victimes sur le même plan que les bourreaux et les libérateurs sur le même plan que les occupants.
Double standard
Des épisodes individuels sont sortis du contexte historique général, des considérations politiques, économiques, militaires et stratégiques. La situation en Europe avant la Deuxième guerre mondiale est considérée de manière fragmentaire, indépendant des relations de cause à effet. Il est significatif que l’histoire soit souvent tordue par ceux qui en fait utilisent un double standard dans la politique moderne.
On peut se demander dans quelle mesure ces faiseurs de mythes sont vraiment différents des auteurs du fameux « Condensé de l’histoire russe », publié pendant la période stalinienne, où tous les noms et les événements qui ne plaisaient au « petit père des peuples » étaient éliminés et une version stéréotypée et idéologique était imposée.
Ainsi, on attend de nous que nous acceptions que le seul « déclencheur » de la Deuxième guerre mondiale ait été le pacte germano-soviétique de non-agression du 23 août 1939. Toutefois, ceux qui défendent une telle position oublient des choses très simples : le traité de Versailles qui a tiré un trait sur la Première guerre mondiale n’a-t-il pas laissé de nombreuses « bombes à retardement », la principale étant non seulement la défaite de l’Allemagne, mais son humiliation ? Les frontières de l’Europe n’ont-elles pas commencé à vaciller bien avant le 1er septembre 1939 ? Qu’en est-il de l’Anschluss de l’Autriche et de la Tchécoslovaquie, mises en pièces non seulement par l’Allemagne mais par la Pologne et la Hongrie, qui en réalité ont pris part à la répartition territoriale de l’Europe ? Le jour même de l’accord de Munich, la Pologne a envoyé un ultimatum à la Tchécoslovaquie et ses armées ont envahi les régions de Cieszyn et de Freistadt en même temps que les armées allemandes.
Ne pas oublier Munich
Et puis est-il possible de fermer les yeux sur les tentatives de derrière les coulisses menées par les Occidentaux pour « acheter » Hitler et diriger son agressivité vers l’Est et sur la démolition systématique de toutes les garanties de sécurité et du système du contrôle des armements en Europe ?
Finalement, quelle a été la conséquence de la collusion qui a eu lieu à Munich le 29 septembre 1938 ? Peut-être est-ce à ce moment-là qu’Hitler a décidé que « tout lui était permis ». Que jamais ni la France, ni la Grande-Bretagne ne lèverait le petit doigt pour protéger leurs alliés. « L’étrange guerre » sur le front occidental et le destin tragique de la Pologne montrent, malheureusement, qu’Hitler avait raison.
Il n’y a aucun doute qu’on peut avoir toutes les raisons de condamner le pacte Molotov-Ribbentrop conclu en août 1939. Mais un an auparavant, à Munich, la France et l’Angleterre avaient signé un traité bien connu avec Hitler et ainsi détruit l’espoir d’un front uni contre le fascisme.
Aujourd’hui, nous comprenons que toute collusion de quelque nature qu’elle fût avec le régime nazi était moralement inacceptable et n’avait aucune chance d’être mise réellement en pratique. Toutefois, dans le contexte historique de l’époque, non seulement l’Union soviétique restait seule face à l’Allemagne (puisque les Etats occidentaux avaient rejeté la proposition d’un pacte de sécurité collective) mais elle était menacée d’une guerre sur deux fronts, avec l’Allemagne à l’ouest et le Japon à l’est.
La diplomatie soviétique était donc tout à fait en droit de considérer qu’elle eût été pour le moins mal avisée de rejeter la proposition allemande de signer un pacte de non-agression alors que les alliés potentiels de l’URSS à l’Ouest avaient déjà passé des arrangements similaires avec le Reich allemand et qu’ils ne voulaient pas coopérer avec l’Union soviétique ni affronter la machine militaire nazie.
Je crois que c’est l’accord de Munich qui a conduit à la désunion entre alliés naturels dans la lutte contre les nazis et a semé la méfiance et la suspicion entre eux. En regardant le passé, il est nécessaire pour chacun d’entre nous, en Europe occidentale comme orientale, de nous rappeler quelles tragédies peuvent résulter de la lâcheté, des politiques menées derrière les coulisses comme des tentatives de garantir la sécurité et les intérêts nationaux les uns aux dépens des autres. Il ne peut y avoir de politique raisonnable et responsable sans un cadre moral et légal.
De la sécurité collective en Europe
Selon moi, l’aspect moral des politiques menées est particulièrement important. A cet égard, je voudrais vous rappeler que le parlement de notre pays a considéré sans ambigüité le pacte Molotov-Ribbentrop comme immoral. Ca n’a pas été le cas dans d’autres Etats qui ont pris des décisions très contestables dans les années 1930.
Et il y a une autre leçon qu’on peut tirer de l’histoire. Toute la période de l’avant-guerre, de la conférence de Versailles au début de la Deuxième guerre mondiale, apporte une preuve évidente qu’il est impossible de mettre en place un système de sécurité collective efficace sans la participation de tous les pays du continent, y compris la Russie.
Je suis sûr que l’Europe est capable de porter un jugement impartial commun sur notre tragique passé commun et d’éviter de répéter les mêmes erreurs. C’est pourquoi nous ne pouvons qu’être encouragés par le fait que la conférence historique internationale qui s’est tenue en mai à Varsovie avec la participation d’historiens polonais, russes et allemands a produit de nombreuses appréciations équilibrées et non-biaisées sur les causes de la Deuxième guerre mondiale.
Valeurs communes
Pour les peuples de l’Union soviétique, de la Pologne et d’autres pays, c’était une guerre pour la survie, pour le droit à avoir sa propre culture, sa propre langue et finalement son propre avenir. Nous nous souvenons de tous ceux qui se sont battus aux côtés du peuple soviétique. Nous nous souvenons des Polonais qui furent les premiers à s’opposer à l’agresseur, défendant courageusement Varsovie et les fortifications à Westerplatte en septembre 1939, et qui ensuite se sont battus dans les rangs de l’armée Anders, l’armée polonaise, les esquadrons de l’armée Kraiova et l’armée populaire polonaise. Nous nous souvenons des Américains, des Britanniques, des Français, des Canadiens et des autres soldats du deuxième front qui libérèrent l’Europe occidentale. Nous nous souvenons des Allemands qui n’ont pas eu peur de la répression et ont résisté au régime d’Hitler.
La constitution de la coalition antihitlérienne est sans exagération un tournant dans l’histoire du 20è siècle, un des événements les plus importants et les plus déterminants du siècle passé. Le monde a vu que des pays et des peuples, malgré leurs différences, leurs aspirations nationales diverses, leurs désaccords tactiques, étaient en mesure de s’unir au nom de l’avenir, pour s’opposer à un mal global. Et aujourd’hui, quand nous sommes unis par des valeurs communes, nous devons profiter de cette expérience de partenariat pour affronter efficacement les défis et les menaces, pour élargir l’espace de coopération, pour en finir avec les anachronismes et les divisions, quelle que soit leur nature.
Il est évident que l’héritage récurrent de la guerre froide et les approches des problèmes essentiels de notre temps fondées sur des politiques de blocs ne suivent pas cette logique. Un monde multipolaire vraiment démocratique exige de renforcer les principes humanitaires dans les relations internationales et implique le rejet de la xénophobie et de la tentation de se placer au-dessus des lois.