Comment parler avec la Russie

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Avec la révolution ukrainienne, c’est le moment pour les Européens de se rappeler une phrase du poète polonais Czeslaw Milosz que cite d’ailleurs un ancien ministre ukrainien de l’intérieur : il faut être ami avec les Russes mais pas avec le Kremlin. Les dirigeants de l’Union européenne sont placés devant ce défi. Jusqu’à maintenant ils n’ont pas su le maitriser et cette carence est une des causes de la situation actuelle à Kiev. Le Kremlin, c’est-à-dire son chef, fait peur. Vladimir Poutine n’est pas l’interlocuteur qu’ils souhaiteraient. Il a mis en place un régime dont certains pensent, à tort, qu’il convient au peuple russe mais qui ne correspond pas aux attentes nées de la chute du communisme. Et surtout Poutine développe une politique étrangère en contradiction avec la situation nouvelle née de la fin du monde bipolaire.

Les responsables russes accusent souvent les Occidentaux de ne pas avoir abandonné les modes de pensée de la guerre froide. En fait ce sont eux qui ne peuvent se défaire d’une obsession de rivalité avec l’Europe – et les Etats-Unis. Cette obsession est à l’œuvre dans leur appréciation des événements en Ukraine. Elle les rend aveugles sur les véritables causes du soulèvement qu’ils attribuent à un « complot », aux manœuvres impérialistes et à une volonté de détacher définitivement de la mère partie russe un morceau qu’ils continuent de considérer comme leur. Il est vrai que depuis la dissolution de l’URSS en 1991, ils ont été obligés d’assister impuissants non seulement à l’indépendance de la plupart des ex-républiques soviétiques mais à l’intégration dans l’Union européenne voire dans l’OTAN de certaines d’entre elles, comme les Etats baltes. C’était une perte difficile à accepter. Rien, toutefois, en comparaison avec l’Ukraine, pour des raisons à la fois historiques, culturelles et économiques.

Dans l’Europe d’après la chute du mur de Berlin, la politique n’est plus un jeu à somme nulle – ce que l’un gagne, l’autre le perd –, mais pourrait être un jeu gagnant-gagnant. Une Ukraine démocratique, respectueuse de l’Etat de droit, à l’économie ouverte débarrassée de la corruption la plus grossière est dans l’intérêt de l’UE parce qu’elle stabilise son voisinage. C’est le but du « partenariat oriental ». C’est aussi l’intérêt des Russes, si ce n’est pas l’intérêt du Kremlin, pour reprendre la distinction judicieuse de Milosz.

Convaincre Vladimir Poutine est sans doute une gageure. Ce n’est pas une raison pour ne pas essayer. En tous cas, les Européens seraient bien avisés de définir une « politique russe » pour ne pas la laisser à quelques-uns d’entre eux, tentés de privilégier leurs intérêts propres aux dépens de l’intérêt commun. Située aux portes de l’UE, la Russie est un partenaire incontournable. Pas seulement à cause de la géographie. Au-delà de l’Ukraine, elle a su se rendre indispensable dans plusieurs conflits qui ne peuvent être réglés sans elle, ni parfois avec elle. Quoi qu’il en soit, il n’est pas possible de faire sans elle. A condition de se souvenir d’un autre adage : pour traiter avec le diable, il faut une longue cuiller.