Si l’on se demande pourquoi la vision d’un monde sans armes nucléaires est plus réaliste aujourd’hui que dans le passé, la réponse est plutôt brève. Mis à part l’espoir que la nouvelle administration américaine dirigée par un président charismatique apportera plus d’attention à cette question, il n’y a pas beaucoup d’autres raisons justifiant l’optimisme. Et plus on examine l’argumentaire des abolitionnistes, plus on réalise que l’attention portée à leurs suggestions a peu à voir avec leur caractère réaliste et plus avec la déception provoquée par l’héritage de George W. Bush en matière de politique étrangère et de sécurité.
Comment vérifier ?
Pour une large part, le nouvel optimisme concernant l’abolition des armes nucléaires provient du désir de revenir à un agenda positif en matière de sécurité internationale – dont l’absence a été patente au cours des dernières années. Toutefois un monde sans armes nucléaires exige beaucoup plus que de persuader les puissances nucléaires -à la fois celles qui sont reconnues et les non-officielles- de renoncer à leurs arsenaux. Dans la mesure où le monde ne peut être vraiment sûr que si on peut vérifier que personne ne peut produire ou acquérir rapidement de telles armes, un système d’inspection globale accessible à tous les pays serait nécessaire. Qui plus est, l’efficacité d’un tel système devrait être incontestable. L’expérience des régimes de vérifications existants, qui sont beaucoup moins exigeants, ne pousse pas à l’optimisme quant à la possibilité de créer un système global de vérification.
Les impasses du débat
Mais ce n’est pas tout. Un Etat qui se conduirait mal devrait immédiatement être amené à rendre des comptes à la communauté internationale. Le cas actuel de l’Iran montre très clairement qu’une telle supposition est irréaliste. Puisque les cinq puissances nucléaires reconnues auraient, comme membres permanents du Conseil de sécurité, à superviser un tel régime de désarmement, il faudrait s’assurer qu’aucun d’entre eux, s’il était convaincu de tricherie, puisse échapper à des mesures punitives en usant de son droit de veto.
L’usage civil de l’énergie nucléaire devrait être supervisé et réglementé d’une manière qui apparaîtrait à beaucoup d’Etats comme une intrusion inadmissible dans leurs économies. Le volume total de matière fissile devrait être placé sous un contrôle international strict. Afin de rendre un tel régime de surveillance acceptable pour des Etats sceptiques, certains vont jusqu’à suggérer d’élargir le Conseil de sécurité des Nations-Unies pour augmenter l’acceptabilité de l’institution de supervision, une idée qui jusqu’à maintenant a toujours échoué. Et comme le reconnaissent même des enthousiastes du désarmement nucléaire, les puissances nucléaires existantes ne peuvent être convaincues de renoncer à leur arsenal nucléaire que si les problèmes spécifiques de sécurité régionale ont été résolus. En bref, le concept de désarmement nucléaire total est profondément tautologique. Il ne peut fonctionner que si ont déjà été créées les conditions qui rendent superflue la possession d’armes nucléaires.
Enjeux réels et non-dits
Les réalistes autour de Kissinger le savent très bien. S’ils demandent néanmoins que les Etats possesseurs d’armes nucléaires adoptent l’idée d’un monde sans armes nucléaires, c’est parce que la formulation de cette idée utopiste est un moyen pour atteindre un but pragmatique : la conclusion d’un accord russo-américain de grande ampleur sur le contrôle des armements, le renforcement des mécanismes de vérification de l’AIEA, l’Agence internationale de l’énergie atomique, des mesures pour renforcer le contrôle physique sur les armes nucléaires russes, l’internationalisation de l’enrichissement de l’uranium, et beaucoup d’autres choses encore.
Cependant, alors que les propositions abolitionnistes peuvent résulter surtout d’un calcul tactique de la part de Kissinger et de son école réaliste, pour d’autres, il s’agit de beaucoup plus que cela. A travers Kissinger et ses alliés, les appels pour l’abolition des armes nucléaires ont perdu leur caractère marginal. Or le désarmement nucléaire total est peut-être une idée de long terme fondée sur la réciprocité. Dans l’immédiat, il délégitimise la politique occidentale de sécurité. L’Occident est mis sous pression pour agir tout en étant désigné comme responsable si l’initiative échoue. En dernière analyse, même un débat sur un objectif louable tel que le désarmement nucléaire reste un débat sur les armes nucléaires, c’est-à-dire sur des armes de destruction massive, augmentant les peurs qu’une société ouverte a du mal à contenir.
Et de surcroît, si un monde sans armes nucléaires est l’objectif et si les armes nucléaires ne possèdent aucun caractère positif, pourquoi raisonner en décennies ? Pourquoi ne pas se passer tout de suite des armes nucléaires et donc marquer un point en termes de morale ? C’est le genre d’arguments qui sera utilisé, à moins que le mouvement pour le désarmement nucléaire perde de son élan. Après tout, ceux qui demandent un désarmement nucléaire global ne se contenteront jamais d’étapes intermédiaires. Et la pression sur les arsenaux nucléaires de l’Occident continuera, car l’Occident est le seul endroit dans le monde où un débat public sur ce sujet est vraiment possible.