Coopération franco-allemande en matière d’armement : un terrain d’entente impossible ? (1)

Dans le traité d’Aix-la-Chapelle en 2019, l’Allemagne et la France s’engagent à approfondir leur « programme commun en matière de défense » et à poursuivre une vision commune en matière d’exportations d’armes. C’est ainsi qu’une culture commune des forces armées, des missions communes et une industrie de la défense européenne doivent être renforcées. Notre collaborateur Detlef Puhl, ancien conseiller spécial auprès du secrétaire général adjoint de l’OTAN, fait le point, dans une note de l’Ifri (Institut français des relations internationales), sur la difficile coopération entre les deux pays en matière d’armement.

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Ministère de la défense

Il n’est pas interdit d’avoir des ambitions. C’est en tout cas le but affiché du Traité d’Aix-la-Chapelle du 22 janvier 2019 : « Les deux États s’engagent à renforcer encore la coopération entre leurs forces armées en vue d’instaurer une culture commune et d’opérer des déploiements conjoints. Ils intensifient l’élaboration de programmes de défense communs et leur élargissement à des partenaires.Ce faisant, ils entendent favoriser la coopération et la consolidation de la base industrielle et technologique de défense européenne » (article 4, alinéa 3). Et de poursuivre ainsi : « Ils sont en faveur de la coopération la plus étroite possible entre leurs industries de défense, sur la base de leur confiance mutuelle. Les deux États élaboreront une approche commune en matière d’exportation d’armements en ce qui concerne les projets conjoints [1]

Les termes choisis sont forts et les affirmations montrent un volontarisme certain. On peut considérer qu’ils sonnent comme les déclarations d’intentions habituelles, à cette différence près qu’ils ont été intégrés dans un traité, qui leur confère une valeur juridique. Ils devront se traduire par des actes concrets, et si l’esprit du texte est respecté, élever la relation entre les deux États à un nouveau stade. Mais y parviendra-t-on ? L’histoire de la coopération en matière d’armement entre la France et l’Allemagne recommande la prudence.
Dès le Traité de l’Élysée du 22 janvier 1963, en effet, les deux États s’étaient engagés, « en matière d’armements » de « s’efforcer [...] d’organiser un travail en commun à partir du stade de l’élaboration de projets d’armement adaptés, et de la préparation de plans de financement » . [2] Depuis, on peut observer des hauts et des bas concernant la coopération en matière d’armementServices scientifiques du Parlement allemand (WD), « Die deutsch-französische Rüstungskooperation », WD 2 - 3000 - 070/18, 18 juin 2018, disponible sur : www.bundestag.de.
Le projet, abandonné dès 1963, d’un char de combat commun a été suivi au cours des années 1970 par une coopération franchement réussie en matière de systèmes de missiles antichar (MILAN et HOT) et anti-aérien (système ROLAND). Cependant, le projet commun lancé vers la fin des années 1970 d’un « Char de Combat 90 » a avorté en 1982 à l’initiative du Bundestag.

Les députés avaient estimé que le gouvernement fédéral les avait tenus à l’écart et mal informés [3] En 1984 fut lancé le projet commun d’hélicoptère de combat multi-mission. Celui-ci a ensuite donné naissance au « Tigre » – qui existe sous trois moutures – après une interruption en 1986, ainsi qu’une modernisation, les bouleversements des années 1990, et diverses autres péripéties. À cette date, il est toujours en service, un « midlife-update » (modernisation à mi-parcours) étant prévu cette année. La production de l’hélicoptère de transport NH 90, initialement un projet franco-allemand, avait également tardé.

Un autre projet a été lancé au début des années 1980 : celui d’un nouvel avion de transport militaire destiné à remplacer le « Transall », qui avait été le résultat d’une coopération franco-allemande réussie. Après de longues années de discussions avec des représentants de nombreux pays, ceci avait donné lieu à un projet, conduit à partir de 1992 par l’entreprise emblématique franco-allemande Airbus. Le modèle « A-400 M » était né, l’Allemagne et la France passèrent commande en décembre 1997, mais l’annonce n’en a été faite que le 9 juin 2000 lors du 75e sommet franco- allemand. De nouveau, le Bundestag s’interposa en refusant la mise à disposition de moyens pour l’achat du nombre de machines prévues pour équiper les forces armées allemandes, la Bundeswehr. Ce faisant, il a réduit la part dévolue à l’Allemagne. Des difficultés techniques avaient entraîné d’autres retards et une hausse des prix, de sorte que la production n’a débuté qu’en novembre 2010 et que le premier exemplaire n’a été livré à la France qu’en 2013. Désormais la livraison de la version finale est attendue en 2021.
En revanche, le projet d’un avion de combat commun s’est soldé par un échec. Le projet multinational européen d’un « Avion de Combat Tactique » devenu ultérieurement le projet « Jäger 90 », puis l’« Eurofighter 2000 » furent abandonnés par la France qui lui a préféré le « Rafale ». Les deux États n’étaient pas parvenus à s’accorder sur un cahier des charges répondant à leurs besoins respectifs.

Bien que la coopération franco-allemande en matière d’armement soit considérée comme « la plus étroite coopération bilatérale en Europe » [4] dans les années 1990 on ne saurait parler d’un succès sans failles. Ainsi, parmi la longue liste de 34 projets communs [5] (cette liste ne tient pas compte du projet lancé récemment pour construire les systèmes d’armement du futur) [6], 25 projets ont abouti, certes, mais leur réalisation a parfois tardé et les coûts engagés dépassaient les coûts escomptés. Cependant, il est à noter que neuf grands projets ont échoué, et même dix si l’on compte le choix de la France en faveur du « Rafale ».

Qui plus est, avec la disparition d’un ennemi commun en 1990 c’est aussi la nécessité de cette coopération qui a été remise en question, comme le mentionne d’ailleurs le rapport d’expertise des Services d’analyse du Bundestag du 28 juin 2018 au sujet de la coopération franco-allemande en matière d’armement. En conséquence, la France s’est désormais concentrée « presque exclusivement » sur « ses interventions militaires à l’étranger auxquelles incombe un rôle crucial au sein de sa politique de défense, alors que l’Allemagne [...] a tardé à se montrer disposée à déployer des troupes dans le cadre de missions de gestion de crise et de missions de paix [7]. En conséquence, les besoins des deux pays en matière de biens d’armement ont désormais évolué différemment. Dès lors, est-il encore des raisons de coopérer ? Les retards importants des projets « Tigre », « NH 90 » et « A 400 M » donnent lieu à des interrogations en la matière. De toute évidence, le succès de la coopération franco-allemande en matière d’armements est mitigé.
Dans le même temps, l’engagement de Bonn/Berlin et Paris en faveur d’un renforcement des capacités de défense européennes, de quelque manière que ce soit, est resté fort tout au long des années, – tout du moins pour ce qui est des déclarations. Dans le plus récent « Livre blanc sur la politique allemande de sécurité et l’avenir de la Bundeswehr » de 2016, Berlin plaide pour « un engagement continu » en faveur « du succès du projet européen et d’une intégration approfondie »Weißbuch 2016 zur Sicherheitspolitik und zur Zukunft der Bundeswehr (Livre blanc sur la politique de sécurité allemande et l’avenir de la Bundeswehr 2016), p. 33 du texte allemand (absence de traduction intégrale – NDT). L’objectif plus lointain est la création « d’une Union européenne pour la sécurité et la défense » intrinsèquement liée au « renforcement de l’industrie européenne de la défense [8] Les insuffisances dans le domaine des capacités concernant les forces armées devront être éliminées moyennant « des solutions ou projets multinationaux pilotés par l’Agence européenne de défense ». La base d’une « responsabilité commune en matière de politique de sécurité » serait « une industrie de défense performante et compétitive », qui pâtit néanmoins « encore d’une domination nationale et d’une organisation fragmentée [9]
L’accord de coalition de 2018 est marqué par l’engagement européen du nouveau gouvernement. La devise du gouvernement Merkel IV est « Un nouveau départ pour l’Europe ». On peut y lire : « Les défis globaux nécessitent des réponses européennes », ou encore « l’Europe doit devenir plus autonome sur le plan international et se doter des moyens de ses ambitions. » L’Allemagne compte sur le couple franco-allemand puisque : « conjointement avec la France nous allons poursuivre avec engagement les projets décidés dans le cadre de la feuille de route franco-allemande [10]

Ainsi, la situation est claire sur le plan politique : l’Allemagne, et de surcroît le gouvernement fédéral actuel, veut renforcer la capacité d’action en matière de politique de sécurité, et ce explicitement « en poursuivant de façon engagée » les projets d’armement communs qui doivent favoriser cette capacité d’action « avec la France ». Cependant, des doutes subsistent sur le plan pratique. Le Livre blanc de 2016 dont la validité est confirmée par l’accord de coalition de 2018, mentionne également les nombreux problèmes qui ont surgi dans le cadre des coopérations d’armement multinationaux par le passé. « Les expériences multiples » doivent « être prises en compte lors des coopérations futures [11]. Peut-on en déduire que « les systèmes d’armement sont livrées avec des années de retard, coûtent des milliards d’euros de plus que prévu, sont souvent défectueuses et laissent à désirer quant à leur qualité ? [12]
À ces doutes s’ajoutent des questions telles que celles évoquées en 2019 par l’ambassadrice de France en Allemagne, Anne-Marie Descôtes, dans une contribution destinée à l’Institut fédéral des hautes études de sécurité (Bundesakademie für Sicherheitspolitik – BAKS) [13] : l’Allemagne est-elle toujours un partenaire fiable, lorsque la « politique allemande de contrôle des exportations » est « imprévisible » et étant donné le « flou qui entoure les nouvelles orientations contenues dans l’accord de coalition » ? Quelles seront les « conséquences lourdes pour notre coopération de défense bilatérale et pour la construction de la souveraineté européenne », lorsque « la question des exportations d’armements est souvent traitée en Allemagne avant tout comme un sujet de politique intérieure » ? « L’enjeu pour la relation franco-allemande est crucial », écrit l’ambassadrice [14]
Les bonnes intentions des officiels allemands dont la sincérité n’est pas en cause, souffrent cependant d’une concrétisation insuffisante. Désormais les nouveaux défis à relever sont encore plus ambitieux puisqu’il est question de « projets d’exception », comme les dénomme la ministre française des Armées, Florence Parly. Ces projets prennent la forme du système de combat aérien du Futur – SCAF (Future Combat Air System – FCAS) et du Système de Combat Terrestre Principal (Main Ground Combat System- MGCS) [15]

Les nouveaux projets

Le 13 juillet 2017, le Conseil des ministres franco-allemand (CMFA) a décidé à Paris du développement de nouvelles capacités militaires. Cette décision a été confirmée le 19 juin 2018, lors du CMFA à Meseberg, et précisée le 16 octobre 2019 lors de celui à Toulouse, qui a été l’occasion de concrétiser les projets communs par des commandes [16] . Deux projets revêtent alors une importance particulière : tout d’abord, le développement d’un système de combat aérien du Futur, le fameux SCAF, pour remplacer les flottes respectives d’avions de combat, l’« Eurofighter » en Allemagne et le « Rafale » en France. Cette fois on espère que l’avion de combat commun, qui s’intègrera dans ce nouveau système, remportera un vif succès. On vise en effet un système qui, non seulement remplacera les avions, mais permettra aussi la création d’un système de défense aérienne élargie.
Par ailleurs, la France et l’Allemagne souhaitent faire une nouvelle tentative dans le domaine des chars de combat. Berlin et Paris souhaitent en effet coopérer au développement de la nouvelle version de l’actuel système de chars de combat et d’artillerie19. Le Système de Combat Terrestre Principal (Main Ground Combat system -MGCS) devra remplacer les chars de combat « Leopard 2 » et « Leclerc ». Le développement d’un remplacement du « système de Mortier de 120mm » et du lanceur de missile « MARS » a pour l’instant été mis en attente. Le développement de ces deux nouveaux systèmes, terrestre et aérien, n’en est donc qu’à ses balbutiements. La pandémie du coronavirus, qui a fini par frapper l’Allemagne et la France, quelques mois seulement après le Conseil des Ministres franco-allemand de Toulouse d’octobre 2019, a pour l’heure totalement bouleversé le calendrier ambitieux accompagnant ces projets, et peut-être aussi les projets de financement.
L’entreprise commune de droit allemand (ARGE) a été créée pour le projet de Système de Combat Terrestre Principal en décembre 2019. Elle réunit les trois sociétés impliquées, KMW (allemande) et Nexter (française), depuis 2015 sous l’égide commune du groupe KNDS (KMW- Nexter-Defence Systems) basé à Amsterdam, et Rheinmetall (allemande). Un contrat a été signé avec l’Office fédéral des équipements, des technologies de l’information et du soutien en service de la Bundeswehr (BAAINBw) en mai 2020, aux fins de préparer une étude dans laquelle l’« architecture » du système sera définie. Et le BAAINBw a également agi au nom de la partie française dans cette affaire, puisque la « direction » politique de ce projet avait été attribuée à l’Allemagne. Néanmoins, les attentes de part et d’autre sont encore très distinctes.
Les capacités exigées par la France pour le remplacement du Leclerc privilégient plutôt l’intervention, surtout en Afrique du Nord – ce qui implique un poids léger, facilitant la mobilité. Or, le successeur du « Léo » est plutôt destiné à une guerre continentale en Europe, et serait donc un char lourd, conformément à la doctrine allemande du « combat interarmes » (« Gefecht der verbundenen Waffen »). C’est du moins de cette manière que Berlin considère les différences [17]. La question est donc de savoir si et comment un système commun pourra voir le jour. En principe rien n’a changé en ce qui concerne les différences entre la France et l’Allemagne – en matière des capacités militaires pour ce qui est de la « power projection » – déjà responsables de l’abandon des projets de char antérieurs. Il est par ailleurs tout à fait incertain de savoir si et comment le calendrier convenu, 18 mois pour la première phase, sera respecté.
Le projet relatif au système de combat aérien du Futur rencontre aussi des difficultés de mise en œuvre. Il a été convenu que ce serait la France qui en assurerait la direction. Mais le désaccord persiste autour de la coordination de ce projet complexe. Pour la France il est clair que c’est le « Délégué Général pour l’Armement » (DGA) du Ministère de la Défense qui assumera cette tâche. Or, le département des Équipements du BMVg (ministère allemand de la Défense) côté allemand n’est pas un équivalent comparable. Les tâches et les moyens des deux administrations sont en effet très différentes – et sans doute leur raison d’être. Ainsi, du côté allemand on préférerait qu’Airbus, en tant que fournisseur, intervienne comme coordinateur, ce qui déplaît côté français, en raison du rôle influent de Dassault, concurrent français d’Airbus.
L’ensemble de ces éléments explique les retards. Il est vrai que Dassault a déjà monté une maquette en bois impressionnante pour le salon de l’aviation au Bourget de 2019. Cependant, toute similitude avec le futur avion à la réalisation duquel participe Airbus, serait un pur hasard. À cette date, il n’y a ni définition commune pour l’avion, ni accord concernant la division du travail entre Dassault et Airbus. Ce n’est que le 31 octobre 2019 que l’Allemagne s’est ralliée à la première étude conceptuelle élaborée côté français. Le 12 février 2020 les sociétés participantes Airbus, Dassault, MTU, Safran, MBDA et Thalès ont conclu un premier contrat-cadre pour la « Phase 1A », portant sur la compréhension commune des défis technologiques auquel il s’agit de répondre. Et le 20 février 2020 les deux côtés ont conclu un accord d’exécution avec l’Espagne. Or, la phase de recherche et de développement n’a pas encore débuté.

A SUIVRE

[1Traité de coopération et d’intégration franco-allemand d’Aix-la-Chapelle, 22 janvier 2019, disponible sur : www.diplomatie.gouv.fr.. »

[2Traité de l’Elysée, 22 janvier 1963, disponible sur : https://de.ambafrance.org.

[3T. Raabe, Bedingt einsatzbereit ?, Internationale Rüstungskooperation in der Bundesrepublik Deutschland (1979-1988), Francfort/Main, Campus Verlag, 2019.

[4Services scientifiques du Parlement allemand (WD), « Die deutsch-französische Rüstungskooperation », op. cit., p. 6.

[5Ibid., p. 7-32

[6M. Genua, « France - Allemagne : bâtir les systèmes d’armement du futur et construire l’Europe de la Défense », Ministère des Armées, 25 juin 2018, disponible sur : www.defense.gouv.fr.

[7 »Services scientifiques du Parlement allemand (WD), « Die deutsch-französische Rüstungskooperation », op. cit., p. 6.

[8 »Ibid., p. 73.

[9 »Ibid. p. 74.

[10 »Koalitionsvertrag zwischen CDU, CSU und www.bundesregierung.de.

[11 »Livre blanc, op. cit., p. 130

[12 »T. Raabe, Bedingt einsatzbereit ?, op. cit., p. 23

[13A-M. Descôtes, « Vom German-free zum gegenseitigen Vertrauen », Arbeitspapier Sicherheitspolitik, BAKS, n° 7/2019, disponible sur : www.baks.bund.de.
Version française : « Du German-free à la confiance mutuelle », disponible sur : https://de.ambafrance.org.

[14Ibid..

[16Bundesregierung, « Erklärung von Meseberg, Das Versprechen Europas für Sicherheit und Wohlstand erneuern », 19 juin 2018, disponible sur : www.bundesregierung.de et « 21e Conseil des ministres franco-allemand à Toulouse », 19 octobre 2019, disponible sur : https://de.ambafrance.org

[17Conversations de l’auteur avec des experts à Berlin.