Cuba sans Castro

On s’est souvent demandé ce qu’il adviendrait de Cuba après la disparition de Fidel Castro, le flamboyant dictateur qui a réussi pendant près d’un demi-siècle à imposer son pouvoir absolu à une société privée des moyens de se révolter. Sa mort sonnerait-elle le glas d’un Etat communiste devenu anachronique après l’effondrement de l’Union soviétique et de ses satellites ? Ou le pays resterait-il, à l’instar de la Corée du Nord, comme une butte témoin d’une époque révolue ? La réponse a été différée par l’intérim de Raul Castro, son frère cadet, qui a pris en 2006 la succession du Lider Maximo malade, dix ans avant la mort de celui-ci. Elle est à nouveau posée depuis que Raul Castro a choisi de s’effacer, à près de 90 ans, pour laisser la place à une nouvelle génération de dirigeants.

Le nom de Castro avait valeur de symbole. Il incarnait la légitimité de la vieille équipe qui avait participé à l’odyssée de la révolution cubaine, conclue en 1959 par la chute du régime honni de Fulgencio Batista. Même s’il s’appuyait d’abord sur les forces armées pour tenir le pays d’une main de fer, Fidel Castro était aussi protégé par le culte dont il avait fait l’objet à ses débuts, y compris hors de Cuba, et qui contribuait à son prestige, malgré les années de répression et de misère.

Le temps de Che Guevara et des guérillas populaires est bien terminé, mais l’autocrate vieillissant était encore auréolé par ce lointain passé, en dépit de ses nombreux échecs. Il était souvent salué en Amérique latine comme un glorieux patriarche. Dans son propre pays, il inspirait une sorte de respect. A sa mort, Barack Obama avait ainsi évoqué les « profondes et puissantes émotions » ressenties par les Cubains et salué « l’immense influence de cette personnalité singulière sur les gens et le monde autour de lui ».

Resté dans l’ombre de son aîné lorsque celui-ci exerçait le pouvoir, Raul Castro fut son inamovible ministre de la défense et, à ce titre, le maître des forces armées. Devenu chef de l’Etat en 2008, puis premier secrétaire du Parti communiste en 2011, deux postes occupés par Fidel avant son retrait, il a assuré une transition paisible jusqu’en 2021, bénéficiant à la fois de l’aura de son frère, que l’on soupçonnait de tirer les ficelles en coulisses, et de ses liens étroits avec l’appareil de sécurité, dont il fut l’un des principaux organisateurs.

S’il a engagé quelques réformes, il n’a cessé d’affirmer sa fidélité aux idéaux du régime. Avant de céder le pouvoir à son successeur, il a ainsi appelé à un « dialogue respectueux » avec les Etats-Unis sans que Cuba renonce « aux principes de la révolution et du socialisme ». Sur le plan intérieur, il est de ceux qui ont poussé à l’extension du secteur privé mais il n’a jamais mis en cause la toute-puissance de l’Etat, encore moins le règne du parti unique. Ce n’est donc pas de Raul Castro que pouvait venir le changement.

Viendra-t-il des nouveaux dirigeants que s’est donné le pays ? A leur tête, Miguel Diaz-Canel, 61 ans, a hérité d’abord de la présidence du Conseil d’Etat (en 2018) puis de celle de la République (en 2019). Il a été nommé ensuite à la fonction suprême, celle de premier secrétaire du Parti communiste (en 2021). A ses côtés, Manuel Marrero Cruz, 57 ans, occupe depuis 2019 le poste, nouvellement créé ou plutôt rétabli, de premier ministre. Ces deux hommes apparaissent comme les principales figures du renouvellement politique.

Le premier, diplômé d’ingénierie électronique, a été ministre de l’enseignement supérieur de 2009 à 2012 avant de devenir l’un des vice-présidents du Conseil d’Etat, chargé des questions d’éducation. Le second, qui a reçu une formation d’architecte, a été ministre du tourisme de 2004 à 2019 après avoir dirigé un groupe hôtelier appartenant à l’armée cubaine. On notera que ces deux secteurs – l’éducation et le tourisme – constituent, avec celui de la santé, les principales réussites du régime.

On connaît mal ces deux hommes. Ce qu’on sait, c’est qu’ils ont été jusqu’ici de fidèles serviteurs du régime et qu’ils ne se sont jamais risqués à le critiquer. Le nouveau numéro un, Miguel Diaz-Canel, qui passe pour un apparatchik dévoué, a repris presque mot pour mot le discours de Raul Castro sur les relations avec les Etats-Unis. « Nous sommes disposés à discuter de n’importe quel sujet, a-t-il déclaré. Ce sur quoi nous ne céderons pas un centimètre, c’est la révolution, le socialisme et notre souveraineté ».

Quant à Manuel Marrero Cruz, sa fonction ministérielle au service du développement touristique ne l’a pas éloigné de l’orthodoxie castriste. La conduite passée de ces deux personnalités ne les prédispose donc pas à renverser la table. Mais après tout Mikhaïl Gorbatchev lui-même, avant de lancer la « perestroïka » en URSS, ne s’était pas illustré par ses audaces.

Petite note d’espoir pour les démocrates : les successeurs des frères Castro sont apparemment des pragmatiques. Miguel Diaz-Canel, qui a consacré sa thèse universitaire à « la gestion de gouvernement fondée sur la science et l’innovation », passe pour un homme de terrain, soucieux des réalités et ouvert au dialogue. Manuel Marrero Cruz s’est montré, comme ministre du tourisme, un habile négociateur dans ses relations avec les investisseurs étrangers. Ni l’un ni l’autre ne sont des idéologues.

La nouvelle génération qui accède au pouvoir à Cuba est née après la révolution. Elle ne dispose pas de la même légitimité que celle qui l’a précédée. La direction du pays sera plus collective qu’elle ne l’a été sous les Castro mais l’armée restera probablement la maîtresse du jeu. Au moment où l’île subit une des plus graves crises économiques et sociales de son histoire, la question est de savoir si les nouveaux dirigeants seront capables de rompre avec le castrisme.